Devant cette cascade d’événements heureux nous prîmes la décision d’entamer nos réserves et de sabrer le champagne avec l’une des meilleures cuvées que nous avions mises de côté.
Le champagne inonda le tapis de l’appartement avant de remplir correctement nos coupes, mais rien ne pouvait gâcher notre joie. Les événements heureux n’étaient pas nombreux ces jours ci, il nous semblait important de fêter chacun d’entre eux.
Déjà à moitié ivres, les deux humains que nous étions entendirent le récit d’une Karine qui, si elle ne pouvait nous rejoindre dans notre ivresse à défaut de pouvoir approcher la boisson de ses lèvres, se laissait emporter par l’allégresse générale si bien que de l’extérieure on aurait pu croire qu’elle était ronde comme un coin.
Tandis que Karine nous déversait un flot de paroles à un débit soutenu, j’écoutais vaguement pour me concentrer sur le verre de Matthieu que je remplissais abondement dès que l’occasion se présentait. Le but de la manœuvre était clair dans mon esprit – c’était d’ailleurs la seule chose qui l’était – il n’y avait plus de police, plus de tribunal pour m’enfermer et me juger pour viol. Ce soir il serait dans mon lit, dans le coma s’il le fallait, mais il y serait !
« - Et des toutes petites, petites, petites, molécules… dans tout plein ! Alors pfffiouuuuu ! Mais je sais tout ! Tout !
Et Karine de mimer les toutes petites petites petites molécules en plaçant son œil entre son index et son pouce.
- Et tes rêves cochons ! J’ai vu tes rêves cochons !
Et elle explosa de rire ainsi que le concerné, bien que devenu rouge écarlate et que moi-même.
- Tu vas faire des bébés aliens !
- Tu as vu à quoi ils allaient ressembler ?
- Deux cents quatre vingt trois millions trois cents seize mille vingt quatre, j’ai compté, horreurs à tête ovale, sans bras et avec une queue immense prêt à sortir et à envahir le monde !
Je retins un haut le cœur de frayeur avant de comprendre qu’elle parlait de spermatozoïdes. Matthieu passa de la couleur rouge à blanche.
- T’as été visiter mes testicules… mais enfin… je ne sais pas, c’est hyper personnel !
Karine explosa de rire de plus belle, à tel point qu’elle tomba à la renverse et que ce fut la seule et unique fois où je la vis étalée sur le sol sans réellement comprendre comment la chose était possible physiquement.
- Tu dois rester ici sur terre, c’est inscrit en toi, tu restes ici. C’est inscrit ! Et tu dois faire un bébé !
- Un seul ?
- Un bébé oui !
Il reprit soudain son sérieux et tenta vainement de reprendre ses esprits pour retrouver la pensée qui lui échappait tout en sachant qu’il avait le doigt sur quelque chose d’important. Mais ce fut moi qui posais naturellement la question :
- Mais avec un seul enfant on ne repeuple pas le monde…
Matthieu acquiesça avec de grands mouvements de tête.
- Avec un bébé, ça non !
- Bah ça c’est dommage ! Il pourra en faire qu’un pourtant ! Ca sera un bébé avec des toutes petites, petites, petites molécules, comme ça regarde, pas plus grandes que dans mes doigts mais en fait l’astuce c’est que je les colle comme ça regarde, on dirait qu’ils sont collés mais en fait il y a des molécules entre les deux. Regarde.
Le visage de Matthieu devint encore un peu plus blanc.
- Tu veux dire… tu veux dire que c’est moi qui vais le mettre au monde ? En plus avec des toutes petites molécules…
- Mais non ! Le bébé il n’aura pas des petites molécules, je ne sais pas à quoi il va ressembler le bébé moi, j’ai seulement vu dedans toi !
- Je vais être enceint !
Il avait l’air vraiment horrifié à présent.
- Mais NON ! Il faut une madame pour faire des bébés, t’es mignon mais qu’est ce que t’es con !
Karine lui avait assurément enlevé un poids d’une tonne des épaules.
- Alors c’est faux aussi, je dois avoir plusieurs bébés ?
Karine, qui finalement était la seule à jeun s’avérait la plus difficile à faire dessaouler, dans un état pitoyable elle tenta d’expliquer à Matthieu que non, il n’aurait qu’un seul bébé, que c’était ce qui était inscrit en lui, elle le fit maladroitement, en parlant de bébés phoques et de jonquilles, mais au bout d’un moment, l’information monta dans le cerveau embrumé de l’homme et les choses y trouvèrent un semblant de clarté.
- Et Ambre alors ?
- Quoi moi ?
- Quoi elle ?
- Elle aussi elle n’est faite que pour avoir un seul bébé ?
- Peut-être qu’elle n’en aura qu’un oui !
- Oh eh dites, c’est d’ailleurs bien suffisant un seul non ?
- Mais on ne peut pas repeupler le monde avec un seul enfant !
- Mais t’espère que j’ai combien de marmot ? Si c’est avec mes deux mouflets que le monde se refait je vais être rapidement grand-mère d’abrutis consanguins ! Je ne peux pas souhaiter l’inceste pour Elisabeth!
- Elisabeth ?
- Oui, ma fille.
- Et si c’est un garçon ?
- Arnaud.
- Les filles arrêtez ! On a un souci là !
- Mais enfin Mat’ ce n’est pas si grave que ça, l’univers a eu un plan jusqu’ici, la suite doit être bien conçue elle aussi !
- Non ! Non ! Nous avons du faire une erreur quelque part ! J’ai du… j’ai peut être porté une ou deux fois des slips un peu trop serrés… peut-être que c’est pour ça… juste un… mais qu’est ce que j’ai fait… Tout est ma faute !
- Mais Matthieu arrête, j’ai lu en toi et il n’y avait rien à propos de ces slips et puis je sais là que tu porte un boxer, tu vois il n’y a rien de grave. Tu es une personne formidable, comme le dit Ambre la suite doit être à la hauteur de tout ce qu’on a vécu pour le moment, c’est logique, tu auras un bébé et peut-être qu’en plus d’être hyper beau comme son papa, il sera hyper fort au point de…
-… Faire des bébés seuls ?
- Ouais !
- Mais il faut que j’en sois certain !
- Là dans l’immédiat ça va être difficile, ça prend du temps ces choses là…
Je fis taire Karine.
- Non ! Il a raison ! Il faut s’y mettre maintenant !
- Karine il faut que tu la touches !
- Oui ! Quoi ? Non ! Oulaaaa, non, moi ça je ne fais pas ! Karine si tu m’approches je hurle !
- Il faut que tu la touches pour savoir si elle va avoir aussi un seul bébé, je trouve ça louche moi !
Je m’éloignais précipitamment.
- C’est hors de question ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas que tu lises en moi, je ne suis pas un sujet d’expérience, j’ai le droit à une vie privée, je ne veux pas !
- Ambre arrête de croiser tes doigts devant moi comme un crucifix, je ne vais rien te faire. Mathieu je suis désolée, mais non seulement je ne pense pas que ça marche, nous avons eu de la chance tout à l’heure que cela fonctionne dès le premier coup, mais je suis assez d’accord avec Ambre, je ne tiens pas à abuser de ce pouvoir, ce n’est pas pareil de le faire à un objet et à une personne. C’est… c’est vrai qu’il y a des choses très personnelles qu’on apprend de cette façon… La nature de certains sentiments… tu sais…
Matthieu se pinça les lèvres, gêné.
- Les… oui… Je comprends… Tu vois vraiment tout…
Karine comme par un tour de passe était de retour parmi nous dans un état de sobriété parfait.
- Oui. Mais… C’est bien.
Elle ponctua cette phrase incompréhensible par un sourire charmeur et rassurant à direction de Matthieu, moi je remplissais une énième fois sa coupe de champagne et balançait le cadavre de bouteille à l’autre bout de la pièce où il rejoint les autres.
Dix minutes plus tard Matthieu ne se sentait plus très bien et alors qu’il se levait pour aller soulager sa vessie il fit la constatation que la pièce tournait autour de lui, ce qui ne lui facilitait pas du tout la tâche pour trouver la poignée de la porte des toilettes. Je reconnaissais avoir peut-être forcé un peu trop la dose.
Lorsqu’il revint dans la pièce principale, j’avais prévu la suite et lui proposais de s’allonger dans le canapé-lit et de ne pas hésiter à s’assoupir, que le gentleman qu’il était rejoindrait ses appartement le lendemain… ou pas d’ailleurs, car on pouvait tout aussi bien instaurer un roulement, vous savez, et ce pourrait être Karine qui reprendrait l’étage quelque temps…
- Tu devrais te mettre à l’aise aussi… Enlever tes chaussures, ton pantalon…
- C’est gentil ça Romane, ça va d’ailleurs un peu mieux une fois allongé…
- Je vais fermer les rideaux aussi, on peut continuer à discuter dans le noir, la lumière ça donne vite mal au crâne quand on a trop bu !
- Merci c’est sympa.
- Je vais aller te chercher un verre d’eau dans la cuisine, tu viens avec moi Karine ?
- Non, je te laisse y aller, tu n’as pas besoin de moi pour ces choses là !
- Non… mais on va laisser un peu Matthieu au calme quelques minutes, qu’est ce que tu en dis ?
J’appuyais mes dires avec un regard entendu, mais elle ne le vit pas bien sûr, il faisait noir.
- Il est juste bourré, pas en phase terminale !
- Non mais c’est vrai qu’un verre d’eau n’est pas de refus, un grand même, pour éviter que mon estomac ne contienne que de l’alcool… je sens déjà la gueule de bois que je vais avoir demain au réveil ! Je ne veux pas te déranger, je suis désolé, je voudrais bien y aller mais je crois que mon estomac ne sera pas d’accord avec un changement de position de l’horizontale à la verticale !
- Mais quand je reviendrai, il faudra que tu viennes voir deux secondes Karine, que je t’explique un truc auquel j’ai pensé…
- Oui ok si tu veux ! »
Je sortis donc du salon pour rejoindre la cuisine. J’avais une chanson paillarde qui me trottait dans la tête, ma tête qui tournait aussi amplement à cause du champagne. KO technique comme toujours à cause des bulles…
Je remplis un demi-litre d’eau dans une cruche et soudain il me vint à l’idée de pimenter encore un peu les choses. Comme la salle de bain était aussi de ce côté de l’appartement, j’allais y faire un tour, voir si je ne pouvais pas trouver dans l’armoire à pharmacie quelque chose d’utile…
« Il doit bien y avoir un truc aphrodisiaque là dedans ! »
Effectivement à ma connaissance il y avait beaucoup de chose à la réputation aphrodisiaque, mais pour mettre toutes les chances de mon côté, je jetais dans la cruche d’eau du viagra, du ginseng, et du côté de la cuisine, de la cannelle, de la sauce d’huitre, de la gelée royale, de la vanille et des clous de girofle, tout en espérant que mon mélange ne le tuerai pas.
Cela dit s’il mourait après que j’ai couché avec lui ça expliquait pourquoi il était prévu qu’il n’ait qu’un seul enfant !
Histoire de donner un dernier coup de pouce au destin et de forcer Matthieu à avoir un regain d’énergie, je prélevais un peu de cocaïne que j’avais mise de côté dans mon sac le jour où j’avais trouvé l’arme à feu.
La mixture que je tenais entre mes mains tirait anormalement sur le marron, jamais à la lumière du jour je n’aurai pu faire croire qu’il s’agissait encore simplement d’eau à moins de prétexter un problème avec la plomberie. C’état donc bien ma veine d’avoir tiré les rideaux et apporté l’obscurité dans le salon.
Je ne m’en fis pas à propos du goût. Après tout il était ivre, j’étais certaine de pouvoir lui faire avaler quoi que ce soit.
Je retournais donc rejoindre ma future victime, un speech tout prêt en tête pour faire fuir Karine une fois à l’intérieur, cela bien que j’en étais à un point de frustration où je me serais moquée qu’elle regarde !
J’avais laissé la porte entrouverte si bien que le peu de lumière du couloir ne fit pas de grande différence lorsqu’il pénétra dans la pièce. J’allais m’excuser pour avoir pris autant de temps lorsque mes yeux distinguèrent plus distinctement les formes, les formes des objets mais aussi des deux personnes allongées dans mon lit qui s’embrassaient avidement à tel point qu’ils n’avaient pas remarqué ma présence.
C’est le verre d’eau qui s’échappa de mes mains et vint se briser contre le parquet qui l’annonça. Les deux autres sursautèrent et Karine retira vivement son corps de l’endroit où il reposait, c'est-à-dire sur celui de Matthieu, je vis que son tee-shirt était déjà légèrement remonté sur son ventre, elle se rhabilla prestement et me regarda sans rien dire avec un air désolé.
Je ne perdrai pas la face.
« - Mais comment peux-tu…
Je me repris rapidement.
- … le toucher ? Comment est ce possible physiquement ?
Surtout ne pas montrer que dans ma poitrine un étau monstrueux pressait, écrabouillait mes poumons et les laissait à peine se remplir.
- Je n’en ai aucune idée… Je le pouvais peut-être dès le début, nous n’avions jamais essayé en réalité.
C’était vrai. Nous avions été stupides.
- Tant que je ne provoque pas les flashs, c’est juste physique, il ne semble pas y avoir tout le… truc… derrière… Romane euh… je suis désolée, je devrais peut-être… aller continuer mon entrainement… Tu n’aurais… euh… La vérité c’est que je me sens affreusement gênée et je ne sais pas pourquoi !
Elle ne sait pas pourquoi ? Elle a de la chance que moi je ne puisse pas la toucher, Elle aurait bouffé de la phalange !
- Pourquoi ? Il n’y a pas de raison ! Nous n’avons plus cinq ans, je peux comprendre que vous… voila !
Matthieu restait silencieux, son mal de crâne semblait avoir repris de plus belle. Karine par contre se rendait compte que quelque chose peut-être n’allait pas…
- Romane tu es sûre ? Ca va ?
- Oui ! Oui bien entendu ! Je vais, je vais aller… retourner dans la cuisine. Manger… quelque chose. »
Aussitôt dit, aussitôt fait je me retournais mais au lieu d’atteindre la porte de l’entrée j’atteignis le mur de plein fouet et me retrouvais assise sur le sol encore plus sonnée que je ne l’étais déjà. Matthieu et Karine bondirent du lit pour vérifier que tout allait bien, même s’il semblait que ça ait demandé un effort tout particulier pour le jeune homme.
« Romane ? Ca va ? »
Dans un réflexe qui n’avait rien de naturel pour sa condition, mais venant plutôt de tous les instincts humains que j’avais placés en elle en la créant à partir de moi, elle posa une main sur mon épaule, se voulant réconfortante.
Il s’avéra qu’elle ne contrôlait pas si bien que ça les flashs car elle en eu un à ce moment précis. Il y eu un silence anormalement long. Son visage exprima une profonde gravité qui ne laissait pas de doute, elle avait appris quelque chose de bouleversant avec celui-là.
C’est lorsque, dans un murmure à peine audible, elle prononça ces mots que je compris à mon tour et me levais prestement pour m’enfuir en courant.
« Tu l’as déjà mis au monde. »
***
L’odeur de cet appartement me rappelait celle d’une maison de retraite. Il y avait comme des particules de lavandes qui flottaient dans l’air, un effluve de déodorisant pour les chiottes, mais aussi une odeur d’antiseptique et par-dessus tout ça, un fort relent de moisi et d’urine.
J’avais d’abord été dégoûtée, j’avais vomi sur le pas de porte, pas encore tout à fait habituée à cette agression pour mes cavités nasales qui gagnait la ville petit à petit, puisque depuis plusieurs mois nous vivions dans l’ancien appartement de Matthieu, mais je n’avais pas voulu quitter ce nouvel appartement-ci. L’odeur était comme une épreuve de force et je désirais me tester, me prouver que je valais encore quelque chose.
J’avais cherché du coton dans la salle de bain, il était légèrement humide et lui aussi sentait mauvais, mais moins que le reste de l’appartement, alors je m’en étais enfoncé au plus profond de mes narines jusqu’à ce que je comprenne que l’odeur nauséabonde m’aidais à rester éveillée, à me concentrer.
Maintenant j’inspirais à plein poumon l’odeur de la ville en décomposition et ça me brulait. C’était comme tirer très fort sur une cigarette sans filtre, sur un joint, ça faisait mal et ça faisait aussi du bien. En me concentrant un peu j’étais presque sûre de sentir quelques unes de mes neurones griller et je commençais à surveiller l’éventuellement apparition d’un parfum de friture qui proviendrait de moi-même.
Grâce à l’odeur je gardais les yeux ouverts et le cerveau en alerte. Je réfléchissais. Je bouillonnais. Je revivais en flash back permanent la scène qui s’était déroulée deux jours plus tôt, retournais dans ma tête cet évènement qui avait tout fait basculer.
De réflexions en réflexions j’en venais à cette constatation : Dans ma propre vie, je ne jouais qu’un rôle secondaire. Dans ma propre histoire je n’étais même pas le personnage principal.
J’avais d’ailleurs bien raison.
Lorsqu’il fallu manger, que de douloureuses crampes naquirent au creux de mon estomac me rappelant ce besoin primaire, j’ouvris les placards et vidais la seule boite de conserve qui s’y trouvait. Je mangeais ensuite le contenu de quelques paquets de gâteaux sans m’inquiéter de leur consistance parfois pâteuse, au goût de champignon prononcé, parfois sèche et poudreuse et dorénavant fourrés aux asticots, aux larves de mouches. Mon estomac l’accepta parce qu’il n’avait rien d’autre sous la main.
Je ne dormais plus non plus, et dans mes insomnies mes propres pensées devenaient trop invasives. Plus je pensais à la situation présente plus je me trouvais inutile, plus je finissais par me détester.
J’entrais dans une folie introspective incroyable et il m’apparaissait clairement que je ne valais rien.
La pourriture qui se trouvait sur ce que je mangeais avait visiblement un effet excitant sur moi et empirait la situation dans laquelle je m’enfermais.
Le personnage principal de ma vie c’était Karine. Elle était sortie de mon imagination et m’avait volé la vedette, le rôle principal et même l’homme qui m’obsédait.
Pire, elle m’avait fait croire que j’avais un rôle majeur, elle m’avait fait miroiter la place la plus importante. Elle m’avait dit que j’allais enfanter le futur de l’univers, elle m’avait préparé à un destin hors du commun, mais au moment même où elle faisait germer cette idée en moi, mon destin était déjà accompli.
Je m’étais préparée doucement à vivre une folle aventure, mais il n’y allait pas avoir d’aventure pour moi. La grande aventure c’était de rester alors que tout le monde avait disparu et de créer Karine, après ça je ne servais plus à rien.
J’avais bien joué mon rôle, sans même m’en apercevoir, j’avais de grandes attentes pour l’avenir parce que je savais qu’il allait se passer des choses incroyables, mais tout était dans mon passé en réalité, le futur ne serait pas fantastique, je comprenais que l’univers se fichait que je sois dans un environnement qui ne m’étais pas familier, il n’avait plus de plan pour moi, je devais me contenter de disparaître à mon tour, mais je n’aurai pas la chance qu’avaient eu les autres, ça ne serait pas rapide, ce serait long et douloureux.
Je comprenais soudain ce que pouvaient ressentir les chiens abandonnés sur les aires d’autoroute sur la route des vacances et toutes les campagnes de préventions de la société protectrice des animaux m’apparurent comme sensées.
Le monde voulait donc m’abandonner, ne plus me voir, il fallait faire de la place pour Karine, je n’étais pas la bienvenue dans le décor. J’avais de quoi m’en vouloir, à côté d’elle je ne faisais pas le poids. Je n’avais rien fait de plus que ce que le plan prévoyait pour moi, j’étais restée et j’avais donné vie à Karine, à côté de ça j’avais eu le monde entier pour accomplir de grandes choses, mais je m’étais laissé aller à la procrastination. Karine elle était pleine de vie, de volonté, de caractère et en plus elle était magnifique physiquement.
Je comprenais que Matthieu ait flashé sur elle et non pas sur moi, je ne pouvais pas le lui reprocher. Après tout elle était la représentante de l’évolution, quand on choisit un portable, on ne prend jamais un vieux modèle, on veut du neuf, sa réaction était logique.
Mais il était un homme comme moi, lui aussi devait donner naissance à un être comme Karine, il aurait pu être ma raison de vivre, si mes sentiments avaient été réciproques cela aurait pu donner une belle histoire, une raison suffisante de rester ici. J’aurai eu un but dans la vie, ce qui me manquait cruellement dorénavant.
C’était Karine une nouvelle fois. Karine avait tout ce qu’elle pouvait désirer ! Elle avait des pouvoirs, elle avait un avenir, elle avait le dernier homme de la Terre !
L’univers était particulièrement injuste. Il oubliait un peu trop facilement que j’étais aussi une de ces créatures ! J’avais fait tout ce qu’il attendait de moi, je n’avais donc droit à aucune récompense ? Que Karine soit sa préféré je l’avais bien saisi, mais j’existais encore et je méritais un minimum d’attention ! Ce n’est pas comme s’il avait foule à s’occuper comme autrefois ! Il ne lui restait que trois êtres à s’occuper maintenant, ce n’était pas trop lui demander !
Je criais pour obtenir un signe, j’apostrophais l’univers pour qu’il me fasse comprendre qu’il ne se moquait pas de moi, que j’avais de l’importance à ses yeux, et quand à force de frapper le mur avec une chaise, le lustre du plafond s’effondra à mes pieds je compris qu’il ne sortirait rien de bon de tout ça.
C’était donc comme ça qu’il le prenait. Dommage pour lui alors car j’étais plus résistante qu’il le pensait, je ne me laisserais pas abattre si facilement, je serais pour lui comme une invasion de cafard, il pouvait essayer de m’écraser autant qu’il le voulait, je réapparaitrais toujours !
J’aurai pu aider l’univers dans son plan mais il ne voulait plus de moi, il avait profité de moi et m’avait rejeté ensuite, si je ne pouvais pas bosser avec lui, ce serait donc contre lui. Il venait de se faire un ennemi qui n’avait plus rien à perdre et qui connaissait ses désirs.
L’avantage de sentir qu’on n’a plus la moindre importance, c’est que tous les interdits se lèvent. Je venais de découvrir que je pouvais tout faire, que si je ne pouvais pas être le héro de l’histoire, alors je serai le personnage qui l’affronterait.
J’allais tuer Karine.
Le champagne inonda le tapis de l’appartement avant de remplir correctement nos coupes, mais rien ne pouvait gâcher notre joie. Les événements heureux n’étaient pas nombreux ces jours ci, il nous semblait important de fêter chacun d’entre eux.
Déjà à moitié ivres, les deux humains que nous étions entendirent le récit d’une Karine qui, si elle ne pouvait nous rejoindre dans notre ivresse à défaut de pouvoir approcher la boisson de ses lèvres, se laissait emporter par l’allégresse générale si bien que de l’extérieure on aurait pu croire qu’elle était ronde comme un coin.
Tandis que Karine nous déversait un flot de paroles à un débit soutenu, j’écoutais vaguement pour me concentrer sur le verre de Matthieu que je remplissais abondement dès que l’occasion se présentait. Le but de la manœuvre était clair dans mon esprit – c’était d’ailleurs la seule chose qui l’était – il n’y avait plus de police, plus de tribunal pour m’enfermer et me juger pour viol. Ce soir il serait dans mon lit, dans le coma s’il le fallait, mais il y serait !
« - Et des toutes petites, petites, petites, molécules… dans tout plein ! Alors pfffiouuuuu ! Mais je sais tout ! Tout !
Et Karine de mimer les toutes petites petites petites molécules en plaçant son œil entre son index et son pouce.
- Et tes rêves cochons ! J’ai vu tes rêves cochons !
Et elle explosa de rire ainsi que le concerné, bien que devenu rouge écarlate et que moi-même.
- Tu vas faire des bébés aliens !
- Tu as vu à quoi ils allaient ressembler ?
- Deux cents quatre vingt trois millions trois cents seize mille vingt quatre, j’ai compté, horreurs à tête ovale, sans bras et avec une queue immense prêt à sortir et à envahir le monde !
Je retins un haut le cœur de frayeur avant de comprendre qu’elle parlait de spermatozoïdes. Matthieu passa de la couleur rouge à blanche.
- T’as été visiter mes testicules… mais enfin… je ne sais pas, c’est hyper personnel !
Karine explosa de rire de plus belle, à tel point qu’elle tomba à la renverse et que ce fut la seule et unique fois où je la vis étalée sur le sol sans réellement comprendre comment la chose était possible physiquement.
- Tu dois rester ici sur terre, c’est inscrit en toi, tu restes ici. C’est inscrit ! Et tu dois faire un bébé !
- Un seul ?
- Un bébé oui !
Il reprit soudain son sérieux et tenta vainement de reprendre ses esprits pour retrouver la pensée qui lui échappait tout en sachant qu’il avait le doigt sur quelque chose d’important. Mais ce fut moi qui posais naturellement la question :
- Mais avec un seul enfant on ne repeuple pas le monde…
Matthieu acquiesça avec de grands mouvements de tête.
- Avec un bébé, ça non !
- Bah ça c’est dommage ! Il pourra en faire qu’un pourtant ! Ca sera un bébé avec des toutes petites, petites, petites molécules, comme ça regarde, pas plus grandes que dans mes doigts mais en fait l’astuce c’est que je les colle comme ça regarde, on dirait qu’ils sont collés mais en fait il y a des molécules entre les deux. Regarde.
Le visage de Matthieu devint encore un peu plus blanc.
- Tu veux dire… tu veux dire que c’est moi qui vais le mettre au monde ? En plus avec des toutes petites molécules…
- Mais non ! Le bébé il n’aura pas des petites molécules, je ne sais pas à quoi il va ressembler le bébé moi, j’ai seulement vu dedans toi !
- Je vais être enceint !
Il avait l’air vraiment horrifié à présent.
- Mais NON ! Il faut une madame pour faire des bébés, t’es mignon mais qu’est ce que t’es con !
Karine lui avait assurément enlevé un poids d’une tonne des épaules.
- Alors c’est faux aussi, je dois avoir plusieurs bébés ?
Karine, qui finalement était la seule à jeun s’avérait la plus difficile à faire dessaouler, dans un état pitoyable elle tenta d’expliquer à Matthieu que non, il n’aurait qu’un seul bébé, que c’était ce qui était inscrit en lui, elle le fit maladroitement, en parlant de bébés phoques et de jonquilles, mais au bout d’un moment, l’information monta dans le cerveau embrumé de l’homme et les choses y trouvèrent un semblant de clarté.
- Et Ambre alors ?
- Quoi moi ?
- Quoi elle ?
- Elle aussi elle n’est faite que pour avoir un seul bébé ?
- Peut-être qu’elle n’en aura qu’un oui !
- Oh eh dites, c’est d’ailleurs bien suffisant un seul non ?
- Mais on ne peut pas repeupler le monde avec un seul enfant !
- Mais t’espère que j’ai combien de marmot ? Si c’est avec mes deux mouflets que le monde se refait je vais être rapidement grand-mère d’abrutis consanguins ! Je ne peux pas souhaiter l’inceste pour Elisabeth!
- Elisabeth ?
- Oui, ma fille.
- Et si c’est un garçon ?
- Arnaud.
- Les filles arrêtez ! On a un souci là !
- Mais enfin Mat’ ce n’est pas si grave que ça, l’univers a eu un plan jusqu’ici, la suite doit être bien conçue elle aussi !
- Non ! Non ! Nous avons du faire une erreur quelque part ! J’ai du… j’ai peut être porté une ou deux fois des slips un peu trop serrés… peut-être que c’est pour ça… juste un… mais qu’est ce que j’ai fait… Tout est ma faute !
- Mais Matthieu arrête, j’ai lu en toi et il n’y avait rien à propos de ces slips et puis je sais là que tu porte un boxer, tu vois il n’y a rien de grave. Tu es une personne formidable, comme le dit Ambre la suite doit être à la hauteur de tout ce qu’on a vécu pour le moment, c’est logique, tu auras un bébé et peut-être qu’en plus d’être hyper beau comme son papa, il sera hyper fort au point de…
-… Faire des bébés seuls ?
- Ouais !
- Mais il faut que j’en sois certain !
- Là dans l’immédiat ça va être difficile, ça prend du temps ces choses là…
Je fis taire Karine.
- Non ! Il a raison ! Il faut s’y mettre maintenant !
- Karine il faut que tu la touches !
- Oui ! Quoi ? Non ! Oulaaaa, non, moi ça je ne fais pas ! Karine si tu m’approches je hurle !
- Il faut que tu la touches pour savoir si elle va avoir aussi un seul bébé, je trouve ça louche moi !
Je m’éloignais précipitamment.
- C’est hors de question ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas que tu lises en moi, je ne suis pas un sujet d’expérience, j’ai le droit à une vie privée, je ne veux pas !
- Ambre arrête de croiser tes doigts devant moi comme un crucifix, je ne vais rien te faire. Mathieu je suis désolée, mais non seulement je ne pense pas que ça marche, nous avons eu de la chance tout à l’heure que cela fonctionne dès le premier coup, mais je suis assez d’accord avec Ambre, je ne tiens pas à abuser de ce pouvoir, ce n’est pas pareil de le faire à un objet et à une personne. C’est… c’est vrai qu’il y a des choses très personnelles qu’on apprend de cette façon… La nature de certains sentiments… tu sais…
Matthieu se pinça les lèvres, gêné.
- Les… oui… Je comprends… Tu vois vraiment tout…
Karine comme par un tour de passe était de retour parmi nous dans un état de sobriété parfait.
- Oui. Mais… C’est bien.
Elle ponctua cette phrase incompréhensible par un sourire charmeur et rassurant à direction de Matthieu, moi je remplissais une énième fois sa coupe de champagne et balançait le cadavre de bouteille à l’autre bout de la pièce où il rejoint les autres.
Dix minutes plus tard Matthieu ne se sentait plus très bien et alors qu’il se levait pour aller soulager sa vessie il fit la constatation que la pièce tournait autour de lui, ce qui ne lui facilitait pas du tout la tâche pour trouver la poignée de la porte des toilettes. Je reconnaissais avoir peut-être forcé un peu trop la dose.
Lorsqu’il revint dans la pièce principale, j’avais prévu la suite et lui proposais de s’allonger dans le canapé-lit et de ne pas hésiter à s’assoupir, que le gentleman qu’il était rejoindrait ses appartement le lendemain… ou pas d’ailleurs, car on pouvait tout aussi bien instaurer un roulement, vous savez, et ce pourrait être Karine qui reprendrait l’étage quelque temps…
- Tu devrais te mettre à l’aise aussi… Enlever tes chaussures, ton pantalon…
- C’est gentil ça Romane, ça va d’ailleurs un peu mieux une fois allongé…
- Je vais fermer les rideaux aussi, on peut continuer à discuter dans le noir, la lumière ça donne vite mal au crâne quand on a trop bu !
- Merci c’est sympa.
- Je vais aller te chercher un verre d’eau dans la cuisine, tu viens avec moi Karine ?
- Non, je te laisse y aller, tu n’as pas besoin de moi pour ces choses là !
- Non… mais on va laisser un peu Matthieu au calme quelques minutes, qu’est ce que tu en dis ?
J’appuyais mes dires avec un regard entendu, mais elle ne le vit pas bien sûr, il faisait noir.
- Il est juste bourré, pas en phase terminale !
- Non mais c’est vrai qu’un verre d’eau n’est pas de refus, un grand même, pour éviter que mon estomac ne contienne que de l’alcool… je sens déjà la gueule de bois que je vais avoir demain au réveil ! Je ne veux pas te déranger, je suis désolé, je voudrais bien y aller mais je crois que mon estomac ne sera pas d’accord avec un changement de position de l’horizontale à la verticale !
- Mais quand je reviendrai, il faudra que tu viennes voir deux secondes Karine, que je t’explique un truc auquel j’ai pensé…
- Oui ok si tu veux ! »
Je sortis donc du salon pour rejoindre la cuisine. J’avais une chanson paillarde qui me trottait dans la tête, ma tête qui tournait aussi amplement à cause du champagne. KO technique comme toujours à cause des bulles…
Je remplis un demi-litre d’eau dans une cruche et soudain il me vint à l’idée de pimenter encore un peu les choses. Comme la salle de bain était aussi de ce côté de l’appartement, j’allais y faire un tour, voir si je ne pouvais pas trouver dans l’armoire à pharmacie quelque chose d’utile…
« Il doit bien y avoir un truc aphrodisiaque là dedans ! »
Effectivement à ma connaissance il y avait beaucoup de chose à la réputation aphrodisiaque, mais pour mettre toutes les chances de mon côté, je jetais dans la cruche d’eau du viagra, du ginseng, et du côté de la cuisine, de la cannelle, de la sauce d’huitre, de la gelée royale, de la vanille et des clous de girofle, tout en espérant que mon mélange ne le tuerai pas.
Cela dit s’il mourait après que j’ai couché avec lui ça expliquait pourquoi il était prévu qu’il n’ait qu’un seul enfant !
Histoire de donner un dernier coup de pouce au destin et de forcer Matthieu à avoir un regain d’énergie, je prélevais un peu de cocaïne que j’avais mise de côté dans mon sac le jour où j’avais trouvé l’arme à feu.
La mixture que je tenais entre mes mains tirait anormalement sur le marron, jamais à la lumière du jour je n’aurai pu faire croire qu’il s’agissait encore simplement d’eau à moins de prétexter un problème avec la plomberie. C’état donc bien ma veine d’avoir tiré les rideaux et apporté l’obscurité dans le salon.
Je ne m’en fis pas à propos du goût. Après tout il était ivre, j’étais certaine de pouvoir lui faire avaler quoi que ce soit.
Je retournais donc rejoindre ma future victime, un speech tout prêt en tête pour faire fuir Karine une fois à l’intérieur, cela bien que j’en étais à un point de frustration où je me serais moquée qu’elle regarde !
J’avais laissé la porte entrouverte si bien que le peu de lumière du couloir ne fit pas de grande différence lorsqu’il pénétra dans la pièce. J’allais m’excuser pour avoir pris autant de temps lorsque mes yeux distinguèrent plus distinctement les formes, les formes des objets mais aussi des deux personnes allongées dans mon lit qui s’embrassaient avidement à tel point qu’ils n’avaient pas remarqué ma présence.
C’est le verre d’eau qui s’échappa de mes mains et vint se briser contre le parquet qui l’annonça. Les deux autres sursautèrent et Karine retira vivement son corps de l’endroit où il reposait, c'est-à-dire sur celui de Matthieu, je vis que son tee-shirt était déjà légèrement remonté sur son ventre, elle se rhabilla prestement et me regarda sans rien dire avec un air désolé.
Je ne perdrai pas la face.
« - Mais comment peux-tu…
Je me repris rapidement.
- … le toucher ? Comment est ce possible physiquement ?
Surtout ne pas montrer que dans ma poitrine un étau monstrueux pressait, écrabouillait mes poumons et les laissait à peine se remplir.
- Je n’en ai aucune idée… Je le pouvais peut-être dès le début, nous n’avions jamais essayé en réalité.
C’était vrai. Nous avions été stupides.
- Tant que je ne provoque pas les flashs, c’est juste physique, il ne semble pas y avoir tout le… truc… derrière… Romane euh… je suis désolée, je devrais peut-être… aller continuer mon entrainement… Tu n’aurais… euh… La vérité c’est que je me sens affreusement gênée et je ne sais pas pourquoi !
Elle ne sait pas pourquoi ? Elle a de la chance que moi je ne puisse pas la toucher, Elle aurait bouffé de la phalange !
- Pourquoi ? Il n’y a pas de raison ! Nous n’avons plus cinq ans, je peux comprendre que vous… voila !
Matthieu restait silencieux, son mal de crâne semblait avoir repris de plus belle. Karine par contre se rendait compte que quelque chose peut-être n’allait pas…
- Romane tu es sûre ? Ca va ?
- Oui ! Oui bien entendu ! Je vais, je vais aller… retourner dans la cuisine. Manger… quelque chose. »
Aussitôt dit, aussitôt fait je me retournais mais au lieu d’atteindre la porte de l’entrée j’atteignis le mur de plein fouet et me retrouvais assise sur le sol encore plus sonnée que je ne l’étais déjà. Matthieu et Karine bondirent du lit pour vérifier que tout allait bien, même s’il semblait que ça ait demandé un effort tout particulier pour le jeune homme.
« Romane ? Ca va ? »
Dans un réflexe qui n’avait rien de naturel pour sa condition, mais venant plutôt de tous les instincts humains que j’avais placés en elle en la créant à partir de moi, elle posa une main sur mon épaule, se voulant réconfortante.
Il s’avéra qu’elle ne contrôlait pas si bien que ça les flashs car elle en eu un à ce moment précis. Il y eu un silence anormalement long. Son visage exprima une profonde gravité qui ne laissait pas de doute, elle avait appris quelque chose de bouleversant avec celui-là.
C’est lorsque, dans un murmure à peine audible, elle prononça ces mots que je compris à mon tour et me levais prestement pour m’enfuir en courant.
« Tu l’as déjà mis au monde. »
***
L’odeur de cet appartement me rappelait celle d’une maison de retraite. Il y avait comme des particules de lavandes qui flottaient dans l’air, un effluve de déodorisant pour les chiottes, mais aussi une odeur d’antiseptique et par-dessus tout ça, un fort relent de moisi et d’urine.
J’avais d’abord été dégoûtée, j’avais vomi sur le pas de porte, pas encore tout à fait habituée à cette agression pour mes cavités nasales qui gagnait la ville petit à petit, puisque depuis plusieurs mois nous vivions dans l’ancien appartement de Matthieu, mais je n’avais pas voulu quitter ce nouvel appartement-ci. L’odeur était comme une épreuve de force et je désirais me tester, me prouver que je valais encore quelque chose.
J’avais cherché du coton dans la salle de bain, il était légèrement humide et lui aussi sentait mauvais, mais moins que le reste de l’appartement, alors je m’en étais enfoncé au plus profond de mes narines jusqu’à ce que je comprenne que l’odeur nauséabonde m’aidais à rester éveillée, à me concentrer.
Maintenant j’inspirais à plein poumon l’odeur de la ville en décomposition et ça me brulait. C’était comme tirer très fort sur une cigarette sans filtre, sur un joint, ça faisait mal et ça faisait aussi du bien. En me concentrant un peu j’étais presque sûre de sentir quelques unes de mes neurones griller et je commençais à surveiller l’éventuellement apparition d’un parfum de friture qui proviendrait de moi-même.
Grâce à l’odeur je gardais les yeux ouverts et le cerveau en alerte. Je réfléchissais. Je bouillonnais. Je revivais en flash back permanent la scène qui s’était déroulée deux jours plus tôt, retournais dans ma tête cet évènement qui avait tout fait basculer.
De réflexions en réflexions j’en venais à cette constatation : Dans ma propre vie, je ne jouais qu’un rôle secondaire. Dans ma propre histoire je n’étais même pas le personnage principal.
J’avais d’ailleurs bien raison.
Lorsqu’il fallu manger, que de douloureuses crampes naquirent au creux de mon estomac me rappelant ce besoin primaire, j’ouvris les placards et vidais la seule boite de conserve qui s’y trouvait. Je mangeais ensuite le contenu de quelques paquets de gâteaux sans m’inquiéter de leur consistance parfois pâteuse, au goût de champignon prononcé, parfois sèche et poudreuse et dorénavant fourrés aux asticots, aux larves de mouches. Mon estomac l’accepta parce qu’il n’avait rien d’autre sous la main.
Je ne dormais plus non plus, et dans mes insomnies mes propres pensées devenaient trop invasives. Plus je pensais à la situation présente plus je me trouvais inutile, plus je finissais par me détester.
J’entrais dans une folie introspective incroyable et il m’apparaissait clairement que je ne valais rien.
La pourriture qui se trouvait sur ce que je mangeais avait visiblement un effet excitant sur moi et empirait la situation dans laquelle je m’enfermais.
Le personnage principal de ma vie c’était Karine. Elle était sortie de mon imagination et m’avait volé la vedette, le rôle principal et même l’homme qui m’obsédait.
Pire, elle m’avait fait croire que j’avais un rôle majeur, elle m’avait fait miroiter la place la plus importante. Elle m’avait dit que j’allais enfanter le futur de l’univers, elle m’avait préparé à un destin hors du commun, mais au moment même où elle faisait germer cette idée en moi, mon destin était déjà accompli.
Je m’étais préparée doucement à vivre une folle aventure, mais il n’y allait pas avoir d’aventure pour moi. La grande aventure c’était de rester alors que tout le monde avait disparu et de créer Karine, après ça je ne servais plus à rien.
J’avais bien joué mon rôle, sans même m’en apercevoir, j’avais de grandes attentes pour l’avenir parce que je savais qu’il allait se passer des choses incroyables, mais tout était dans mon passé en réalité, le futur ne serait pas fantastique, je comprenais que l’univers se fichait que je sois dans un environnement qui ne m’étais pas familier, il n’avait plus de plan pour moi, je devais me contenter de disparaître à mon tour, mais je n’aurai pas la chance qu’avaient eu les autres, ça ne serait pas rapide, ce serait long et douloureux.
Je comprenais soudain ce que pouvaient ressentir les chiens abandonnés sur les aires d’autoroute sur la route des vacances et toutes les campagnes de préventions de la société protectrice des animaux m’apparurent comme sensées.
Le monde voulait donc m’abandonner, ne plus me voir, il fallait faire de la place pour Karine, je n’étais pas la bienvenue dans le décor. J’avais de quoi m’en vouloir, à côté d’elle je ne faisais pas le poids. Je n’avais rien fait de plus que ce que le plan prévoyait pour moi, j’étais restée et j’avais donné vie à Karine, à côté de ça j’avais eu le monde entier pour accomplir de grandes choses, mais je m’étais laissé aller à la procrastination. Karine elle était pleine de vie, de volonté, de caractère et en plus elle était magnifique physiquement.
Je comprenais que Matthieu ait flashé sur elle et non pas sur moi, je ne pouvais pas le lui reprocher. Après tout elle était la représentante de l’évolution, quand on choisit un portable, on ne prend jamais un vieux modèle, on veut du neuf, sa réaction était logique.
Mais il était un homme comme moi, lui aussi devait donner naissance à un être comme Karine, il aurait pu être ma raison de vivre, si mes sentiments avaient été réciproques cela aurait pu donner une belle histoire, une raison suffisante de rester ici. J’aurai eu un but dans la vie, ce qui me manquait cruellement dorénavant.
C’était Karine une nouvelle fois. Karine avait tout ce qu’elle pouvait désirer ! Elle avait des pouvoirs, elle avait un avenir, elle avait le dernier homme de la Terre !
L’univers était particulièrement injuste. Il oubliait un peu trop facilement que j’étais aussi une de ces créatures ! J’avais fait tout ce qu’il attendait de moi, je n’avais donc droit à aucune récompense ? Que Karine soit sa préféré je l’avais bien saisi, mais j’existais encore et je méritais un minimum d’attention ! Ce n’est pas comme s’il avait foule à s’occuper comme autrefois ! Il ne lui restait que trois êtres à s’occuper maintenant, ce n’était pas trop lui demander !
Je criais pour obtenir un signe, j’apostrophais l’univers pour qu’il me fasse comprendre qu’il ne se moquait pas de moi, que j’avais de l’importance à ses yeux, et quand à force de frapper le mur avec une chaise, le lustre du plafond s’effondra à mes pieds je compris qu’il ne sortirait rien de bon de tout ça.
C’était donc comme ça qu’il le prenait. Dommage pour lui alors car j’étais plus résistante qu’il le pensait, je ne me laisserais pas abattre si facilement, je serais pour lui comme une invasion de cafard, il pouvait essayer de m’écraser autant qu’il le voulait, je réapparaitrais toujours !
J’aurai pu aider l’univers dans son plan mais il ne voulait plus de moi, il avait profité de moi et m’avait rejeté ensuite, si je ne pouvais pas bosser avec lui, ce serait donc contre lui. Il venait de se faire un ennemi qui n’avait plus rien à perdre et qui connaissait ses désirs.
L’avantage de sentir qu’on n’a plus la moindre importance, c’est que tous les interdits se lèvent. Je venais de découvrir que je pouvais tout faire, que si je ne pouvais pas être le héro de l’histoire, alors je serai le personnage qui l’affronterait.
J’allais tuer Karine.