16 octobre 2007

Chapitre 7

« - Je ne suis vraiment pas certaine que ce soit une bonne idée…
- M’en fout !
- Non, vraiment Ambre… S’il te plait… Tu vas te faire mal…
- J’en ai marre ! Vraiment marre ! M’en fout !
- Mais ce n’est pas vrai ! Arrête de jouer les abruties ! J’te jure, si seulement j’pouvais te coller des baffes des fois…
- Si tu pouvais te servir des tes mains tu serais certainement en train de m’aider !
- A allumer un feu avec deux moreaux de silex en plein milieu de l’appartement ? Non. Vraiment, j’en doute…
- J’en ai marre…
- Va t’entrainer à tirer avec le pistolet alors ! Ca te défoulera ! Mais ramener un tas de bois mort sur la moquette et taper deux cailloux l’un contre l’autre alors que les plaques de la cuisine fonctionnent au gaz et qu’elles marchent très bien, c’est le truc le plus débile que tu pouvais imaginer !
- Non ! Tu vois, que je galère un peu je peux comprendre, mais la panne d’électricité généralisée c’est tout simplement trop ! Alors je m’adapte ! Si je dois reprendre l’évolution de l’espèce depuis l’origine eh bien je veux découvrir le feu avant que les saucisses dans le congélateur fassent sérieusement la gueule !
- Ambre, il y a des choses importantes à régler si tu n’as plus d’électricité, le feu n’en fait vraiment pas partie, un briquet fonctionnera toujours même si tu ne trouves pas de prise pour le brancher !
- Aaaaah ! Qu’est ce que tu en sais ! Ca c’est ce qu’on essaie de te faire croire ! Mais les briquets vont finir par disparaître aussi ! Tout comme les gens, tout comme l’électricité ! Un jour, pouf ! Plus rien ! Ce jour là je serai contente de savoir faire du feu !
- Ambre… et si les cailloux disparaissent avant les briquets ? Et puis, je suis persuadée que tu n’y parviendras jamais, mais imaginons que si, si tu arrives à allumer un feu, incendier l’appartement je ne suis pas certaine que ça te sois d’une grande aide ! Si tu tiens tant à te suicider, une fois de plus : il y a le gaz ici ! Il suffit de tourner un bouton pour t’asphyxier ! »
Je relevais le visage vers elle.
« - Tu crois que les cailloux pourraient disparaître ? Ils n’oseraient quand même pas…
- Raaaaaah ! »
Elle s’éloigna à grands pas en m’insultant et en moulinant l’air avec ses bras. L’air qu’elle brassa ainsi fit s’élever une mèche de mes cheveux qui retomba doucement sur mon nez en me chatouillant. Tout en me demandant si c’était bien elle ou la fenêtre entrouverte qui avait provoqué le courant d’air, je repoussais la mèche coupable.
Dix secondes plus tard j’étais en train d’hurler depuis la salle de bain que j’étais certaine qu’elle l’avait fait exprès et qu’elle n’avait parlé avec moi que pour me faire oublier que j’avais un bout de silex dans les mains. Elle entra quelques secondes après dans la salle de bain et me voyant penchée au dessus le lavabo avec un mouchoir en sang sur le nez déclara simplement :
« Tu crois pas que t’étais déjà assez amochée sans en rajouter ? »
Je lui jetais le plus mauvais regard possible.
« - C’est si grave de ne plus avoir d’électricité ?
- Baaaah, tu vois l’eau glacée que j’me mets sur le nez là ? J’vais devoir me laver avec, ça va être super sympa !
- C’est tout ce qui t’inquiète ? Te laver à l’eau froide ?
- En fait ce qui m’inquiète le plus c’est le frigo… Je ne vais plus rien pouvoir manger de frais sans frigo…
- Ca ne te fera pas mourir de faim pour autant. Tu as des tonnes de boites de conserve… Et cet été tu planteras des légumes…
- J’crois que tu ne te rends pas compte à quel point la situation est tragique pour moi… Je ne suis pas une foutue boy scout habituée à vivre dans une tente en plein milieu de la forêt ! J’suis une pure citadine, je ne peux pas tendre les bras sans que, dans le périmètre qu’ils forment autour de moi, se trouve quelque chose qui fonctionne à l’électricité ! J’veux pouvoir regarder un DVD dans mon lit avec un pot de glace dans les mains et une cuillère grosse comme ma tête, j’veux pouvoir m’épiler les sourcils dans la salle de bain avec une lumière qui ne vacille pas sans cesse… J’veux être assistée bordel ! Je ne veux pas me casser le cul pour chaque tache à accomplir ! Je suis née à la fin du vingtième siècle pas à une époque où on cramait la plus jolie fille du village sur la place publique parce que le seigneur du lieu n’assumait pas ses ébats en dehors de la couche nuptiale avec elle!
- C’est quoi le rapport avec l’électricité ?
- Aucun ! Y’en avait pas à cette époque là, c’est tout !
- Ca va ton nez ?
- C’est juste une grosse griffe… Ca saignait beaucoup parce que c’était le visage. J’vais survivre… Encore.
- Tu survivras aussi au manque d’électricité. Tu abandonnes l’idée du feu dans l’appartement ?
- Mouais… J’vais me contenter de bouder j’crois, c’est moins dangereux. »
Je traversais les lieux pour me rendre dans ma chambre et m’allonger sur le lit.
« - Je crois même que je vais dormir un peu…
Mais c’était sans compter Karine qui commença à m’insulter.
- Qu’est ce qu’il y a ?
- Mais je fais quoi moi pendant ce temps là ! Je ne dors pas je te rappelle ! Je vais m’embêter alors non, ne dors pas ! »
J’haussais les sourcils avec un air désabusé.
« Bon… okay… Dors ! N’empêche, c’est totalement égoïste ! »
Et elle tourna les talons et partie sur la mezzanine avant de redescendre une minute plus tard, alors que je m’étais affalée et emmitouflée dans ma couette.
« - Vraiment Ambre je ne sais pas quoi faire… Dors pas.
- Ce n’est pas mon problème ! J’ai besoin de sommeil moi ! Débrouille-toi et trouve quelque chose ! Pendant que tu y es, trouve-nous même quelque chose à faire quand je me réveillerai. J’aimerai bien qu’on change un peu de programme, c'est-à-dire pas de paresse dans l’appartement toute la journée à nous envoyer des piques dans la figure et pas de recherches improbables à propos du pourquoi je me suis retrouvée dans cette situation ! Une vraie activité… qui ne demande pas d’électricité… ni de toucher quoi que ce soit… »
Elle soupira en s’éloignant et je l’entendis maugréer à voix basse :
« J’vais m’inventer une amie imaginaire aussi tiens, et puis j’la laisserai toute seule juste pour rire ! »
Je fis mine de n’avoir rien entendu et m’endormis.

***

« Romane ! Romaaaaane ! Réveille-toi ! »
Je dus m’y prendre à plusieurs fois pour ouvrir enfin un œil et regarder Karine.
« Faut que je te montre un truc ! »
Je me demandais combien de temps avait pu durer mon somme. Connaissant le personnage je ne devais pas dormir depuis plus de vingt minutes avant qu’elle ne se soit décidée à oublier volontairement que j’avais besoin de dormir contrairement à elle. Je me hissais sur les coudes en ouvrant la bouche en grand pour en laisser sortir un énorme bâillement.
« Qu’est ce qu’il y a ? »
Elle souriait comme une collégienne qui revient de son premier rencart, l’appareil dentaire en moins. Visiblement très excitée par quelque chose, elle s’accroupit par terre et regarda de l’autre côté de la pièce.
« Regarde. Gitz ! Giiiitz ! Viens là ! »
Gitz était certainement ce qu’elle regardait dans le coin de la pièce et je ne voyais pas d’ici, mais bientôt effectivement le furet fit son apparition, se précipitant pour répondre à l’appel et dandinant tout son corps comme lui seul savait le faire. Il vint se planter entre les jambes de Karine dont la tête pivota dans ma direction avec un sourire encore plus grand que la minute auparavant.
Je me retins de justesse à bailler de nouveau, l’observant, à moitié réveillée et attendant qu’elle se décide à me montrer je ne savais quoi… Une minute de silence passa.
« Bon okay ! Je recommence ! »
Elle se leva du lit et partit vers le coin de la pièce d’où le furet venait. Je me demandais ce que j’avais loupé et me promis de me concentrer cette fois-ci, me doutant que si je ne devinais pas de quoi il était question elle ne me laisserait pas redormir de si tôt.
« Giiiitz ! Giiiiiitz ! »
J’étais concentrée sur Karine pour comprendre à quoi je devais faire attention, est ce que ça avait un rapport avec ce qu’elle disait ? Avec ses gestes ? Je plaignais le furet en tout cas, qui arriva près d’elle, se fatiguant visiblement de tous ces déplacements. Je trouvais cruel que sa démonstration de on-ne-sait-quoi implique l’animal, qui, ne se doutant de rien, répondait toujours à ses appels répétés. Elle aurait pu trouver autre chose à dire si ça avait un rapport avec la parole.
Elle m’observait à nouveau, mais cette fois l’air légèrement agacé. Puis n’y tenant plus elle hurla :
« Le furet ! Le furet ! Il vient quand je l’appelle ! Raaaaaah tu m’énerves ! »
Elle aurait claqué la porte si elle avait pu mais se contenta de monter les marches de l’escalier pour ne plus me voir.
Entre temps le raisonnement avait fini par atteindre mon cerveau et je m’exclamais :
« Le furet ! Il t’entend ! Il te voit même certainement… euh… non… il ne doit certainement pas te voir… il ne voit rien… Mais il a conscience que tu existes ! Tu n’existes pas que pour moi ! »
Cette idée avait achevé de me réveiller. Karine répondit depuis l’étage, refusant toujours de descendre, que c’était le cas, sauf si le furet aussi je l’imaginais.
« - Je ne pense pas que j’imagine Gitz. J’ai du me concentrer quand je t’ai créé, Gitz m’a simplement défoncé une chaussure… Je n’avais pas prévu de recueillir un furet avec moi à l’origine, je l’ai pris simplement parce qu’il me faisait pitié…
- Mais les autres animaux dehors… Ils ne réagissent pas à ma présence… »
Je n’eu pas à réfléchir longtemps pour répondre.
« - Gitz non plus si tu fais un peu attention… Regarde, quand tu l’appelles il vient mais le reste du temps il fait attention à toi ? »
Un silence fut la seule réponse que j’obtins pendant un moment, puis Karine réapparut à l’étage inférieur où je me trouvais.
« - Il faut que j’aille dehors pour vérifier, viens !
- Non, hors de question. »
Je montrais mon bras.
« - Tu te souviens ce qui m’a fait ça ? Hors de question que j’aille jouer avec les chiens dehors avec toi !
- Si j’essaie de te convaincre…
- Je te rappellerai que c’est de ta faute si je suis tombée sur le cabot. Oui.
- C’est ce que je pensais…
- Je n’ai pas imaginé Gitz, Karine. J’en suis sûre. Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais une autre créature que moi a conscience de ton existence !
- Moi je sais ce que ça veut dire… Je suis réelle.
- A moitié alors seulement.
- Comment ça à moitié ? On est réel ou on ne l’est pas !
- Rappelle moi ce que tu as touché dernièrement ?
- Si je te crois, je t’ai touché toi ! Ce n’est pas ce que tu disais ?
- Ce genre de chose se fait généralement de manière beaucoup moins occasionnelle, sans vouloir te vexer…
- Alors il faut que je m’entraine ! Pendant que tu dormiras maintenant je vais m’entrainer à toucher les objets ! »
Je souriais à la perspective de sommeil prolongée dont je pourrai enfin profiter dorénavant. Pour le moment pourtant j’étais bien réveillée et décidée à sortir du lit.
« - C’est intéressant en tout cas, je ne suis plus le seul mystère du monde maintenant, tu en es un aussi ! Mais si ton entrainement peut attendre un peu, j’aimerai bien faire autre chose que te voir tendre la main de façon désespérée vers le moindre meuble en murmurant son nom… Tu as réfléchi à ce qu’on peut faire aujourd’hui ?
- Oui j’ai réfléchi longtemps mais à vrai dire il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire ensemble. Comme je ne peux pas tenir le moindre objet, pour le moment du moins, on ne peut jouer à aucun jeu… Ce n’est pas la peine d’espérer se faire un ciné non plus… En fait la seule chose que je peux te proposer c’est de nous balader !
- Dehors tu veux dire ? »
A cette pensée un frisson me parcourut l’échine et je me crispais malgré moi.
« - Pas encore prête ?
- Il faut que tu t’entraines à toucher les objets, eh bien moi il faut que je m’entraine avec le flingue avant de pouvoir entreprendre de sortir et m’éloigner du scooter pendant plus d’une minute…
- Et une sorte de balade à l’intérieur d’un bâtiment ?
- Tu penses à quoi ?
- Le musée.
- Ah nan ! C’est chiant un musée ! Je n’ai jamais mis les pieds dans celui de la ville mais je ne compte pas commencer aujourd’hui ! En général ces endroits là sont d’un ennui mortel !
- Qu’est ce que tu trouves de si ennuyeux dans un musée ?
- Ce sont des lieux où tu te sens constamment surveillé, tu n’oses pas faire le moindre mouvement brusque ou provoquer le moindre son plus fort que celui de ta respiration. Tout ce que tu vois te parait entouré d’une aura sacrée mais… lointaine.
- Sauf que cette fois-ci il n’y aura personne pour t’empêcher de courir ou d’hurler si tu veux le faire ! Tu peux même prendre un marqueur et dessiner sur les toiles des grands peintres sans que cela ne nuise à personne.
- Ces trucs là sont sous alarme…
- Plus d’électricité, plus d’alarme… »
Je me laissais convaincre. Après une bonne douche et un déjeuner copieux avec ce qu’il y avait dans le frigo et que je devais me dépêcher de manger avant pourrissement lorsque toute la fraicheur aurait définitivement quitté le caisson blanc, j’étais prête à me rendre dans le musée de la ville.
Je courus de la porte de l’immeuble jusqu’au scooter sous les regards interrogatifs de quelques chats errants. Une fois sur l’engin et psychologiquement à l’abri sous le sentiment que je pouvais fuir à grande vitesse en faisant énormément de bruit, j’osais un coup d’œil à l’endroit où j’avais tué le chien quelques jours auparavant. Il ne restait plus aucune trace de l’affrontement, le cadavre avait disparu, il ne restait pas même le moindre squelette, mais je ne m’attardais pas avec des pensées douloureuses en me demandant ce qu’il était devenu.

Le musée était un grand bâtiment, il occupait un pâté de maison à lui seul. Il s’élevait sur plusieurs étages, fier d’un passé grandiose, résidence de prince ou autre bâtisse officielle, on avait appelé le lieu autrefois le « petit palais ». Il se tenait derrière de lourdes grilles en fer surmontées de pointes gigantesques, comme pour dissuader un éventuel crétin de passer par-dessus au lieu d’entrer par la porte. Quelques parcelles de pelouse où l’on trouvait des arbustes taillés avec des précisions géométriques étaient disposées de-ci-de-là, mettant en valeur une façade richement décorée avec une profusion de moulures et un nombre impressionnant de fenêtres qui ne devaient jamais avoir été ouvertes.
Mais à vrai dire ce qu’on voyait surtout en premier lorsqu’on arrivait au petit palais, c’était les grands panneaux en français, en anglais, et en ce qui devait être du japonais, indiquant les différentes parties du musée, la boutique de souvenir et enfin, les toilettes.
Après avoir manqué de renverser le scooter sur les graviers en voulant me garer dans l’entrée, je poussais la lourde porte pour entrer dans l’édifice, le fait qu’elle soit fermée nous assurait qu’aucun animal n’avait pu élire domicile à l’intérieur. Cela n’empêchait pas ma main de rester toujours à proximité du pistolet accroché à ma ceinture, mais je me permis de sortir Gitz de la sacoche et de le laisser nous suivre dans les couloirs, Karine se faisant une joie de l’appeler lorsqu’il trainait à une trop grosse distance.
Je passais derrière le comptoir de l’accueil pour saisir une brochure du musée avec un plan de celui-ci.
« - Il y a deux partie au musée. Une centrée sur les arts et l’autre sur l’histoire naturelle. On commence par quoi ? L’histoire naturelle ?
- Non. Les arts, c’est mieux. »
Je ruminais toute seule dans ma tête pour savoir si Karine aurait choisit l’histoire naturelle si j’avais proposé les arts en premier, mais la suivis quand même le long du parcours initialement prévu par la visite.
Je n’avais pas pris de marqueur pour saccager les œuvres des grands peintres comme Karine me l’avait suggéré et j’avais eu bien raison. Même avec la conscience de la grande liberté dont je disposais, il continuait à planer sur le lieu une aura inviolable qui me pétrifiait. Simplement osai-je parler à voix haute et pour critiquer durement certaines toiles. Je pris aussi plaisir à toucher les œuvres, sentir sous la caresse de mes doigts les empâtements de peinture ou les formes des sculptures, pourtant inaccessibles d’ordinaire derrière la protection sommaire d’une corde rouge. J’arrêtais de toucher tout ce que je voyais lorsqu’un pan entier de peinture tomba sur le sol au moment où mes doigts l’effleurèrent. Devant le morceau de toile brute qui apparut à cet endroit du tableau je sentis la panique me gagner et me tins à carreau jusqu’à ce qu’enfin l’enthousiasme de Karine pour les peintures religieuses me quitte totalement et que je demande enfin à passer à l’autre partie du musée.
La convaincre ne fut pas une mince affaire. Elle essayait de toucher à toutes les toiles qu’elle voyait en même temps que moi, posait ses mains sur les murs, sur les cordes, sur les tapis, sur les bancs, sur les extincteurs, sur tout ce qu’elle croisait et pestait chaque fois de ne pas éprouver le moindre contact sous ses doigts. Si je tentais de lui rappeler qu’à l’origine elle comptait s’entrainer à faire cela quand je dormais, elle passait alors encore plus de temps devant l’objet de son attention et répétait son nom indéfiniment. Je me convainquis de me taire après avoir entendu une bonne cinquantaine de fois les mots « chariot du concierge », surtout qu’ils continuèrent à se répéter dans mon crâne pendant dix bonnes minutes même après qu’elle ait arrêté.
Nous parvînmes quand même dans la section histoire naturelle du musée. Karine se plaignit de ne pouvoir toucher que des vitrines la plus part du temps, les haches de guerres ou les hameçons et bijoux préhistoriques étant souvent conservés derrière d’épaisses vitrines que je refusais de briser malgré ses demandes insistantes.
Moi je prenais mentalement des notes, m’appliquais à lire tous les panneaux explicatifs pour glaner la moindre information, la moindre idée sur le mode de vie préhistorique dont je me sentais de plus en plus proche.
« - Ces types vivaient en fabriquant leur outils avec leur mains et des bouts de cailloux ou de bois, ce sont mes héros !
- Ouais… Enfin bon… Ils devaient surtout se multiplier comme des lapins pour que quelques individus survivent et perpétuent l’espèce. Leur durée de vie minimum ne devait pas être bien élevée, je ne suis pas certaine que ce soit un très bon exemple à prendre… Tu ne veux pas casser juste celle là ? S’il te plait, j’aimerai trop que le premier truc que je touche soit cette massue en pierre ! »
Devant les yeux émerveillés qu’elle lance à travers la vitrine sur l’arme qui devait pouvoir fendre une tête en deux sans trop de mal, je confirmais ma position de non vandale. Elle n’insista pas d’avantage et se dirigea vers l’énorme squelette de dinosaure qui trônait au milieu de la salle principale, occupant la quasi-totalité de sa hauteur, pourtant de taille gigantesque.
Ce tas d’os ne m’impressionnait pas vraiment, même si Karine paraissait minuscule à côté de lui. De là où je me trouvais, elle semblait d’ailleurs faire la taille de l’une de ses dents. Mais le monstre était mort depuis belle lurette et il ne risquait pas de se réveiller. J’étais bien plus passionnée par les pointes de lance dans une vitrine proche de là, laissant à Karine le soin de se concentrer sur l’amas de calcium.
Parce que j’entendis un hoquet de surprise, je me retournais par réflexe vers Karine. Elle se tenait debout contre l’une des pattes, les mains en avant, comme posées sur l’un des os comme elle l’avait fait pour chaque objet jusqu’ici, mais cette fois-ci il y avait quelque chose de différent : l’expression sur son visage.
Elle ouvrait grand les yeux sans qu’ils ne clignent jamais et gardait la bouche ouverte, parfaitement immobile. Seule la poitrine se soulevait à un rythme accéléré.
Puis soudain tout s’arrêta, ça avait duré une seconde tout au plus, elle baissa légèrement sa main mais celle-ci resta en l’air un moment encore. Je la vis déglutir, les yeux perdus maintenant dans la contemplation du sol, un air légèrement paniqué prenant place sur celui qu’elle affichait quelques secondes précédemment.
Je m’approchais doucement sans savoir comment réagir véritablement. Je lançais son prénom dans l’air comme une question mais elle ne sembla pas m’avoir entendu. Puis lorsque j’arrivais à sa hauteur, elle tourna vivement le visage vers moi - ce qui me fit faire un bon en arrière impressionnant – et afficha soudain un sourire qui illuminait son visage dans une expression de joie intense.
« Je crois que j’ai compris enfin ! »
Elle contemplait ses mains comme si elle les voyait pour la première fois, une béatitude sans comparaison affichée sur le visage.
« - Compris quoi ?
- Tu es comme un dinosaure !
Je levais les yeux vers les dents énormes qui prenaient place dans la gueule du colossal squelette.
- Fais gaffe à ce que tu vas dire… Je ne suis pas certaine de prendre bien ce que tu t’apprêtes à formuler… Qu’est ce qu’il s’est passé au juste ? Tu avais une drôle de tête…
- Je l’ai touché, le squelette ! Vraiment touché, à pleine main ! Et c’était… Waaaahou, t’imagines même pas !
- Non… Du tout… Ca fait seulement plus d’une vingtaine d’années que j’ai le sens du touché… Mais à chaque fois c’est comme la première !
- Arrête de faire de l’ironie, je suis sérieuse ! Écoute-moi…
- Je te raconte pas, si poser tes mains sur un truc ça te fait déjà cet effet là, à quel point tu vas prendre ton pied si t’arrives un jour à t’envoyer en l’air !
- Ambre ! Ta gueule ! J’essaie de t’expliquer ! Je ne plaisante pas !
Je me tus, blessée par le ton qu’elle venait de prendre. Elle continua son explication dans un état qui semblait se situer entre la panique, le plaisir et la crise d’épilepsie.
- C’était plus que toucher, c’était plus que poser mes mains… C’est comme… si j’étais rentrée en lui ! Il a suffit que je rentre en contact et je savais tout. Tout ! J’étais la moindre molécule, j’étais au courant de chaque défaut, de chaque particularité. J’étais au courant de l’histoire, j’étais au courant du pourquoi ! Je sais pourquoi Ambre ! J’ai compris !
- Calme toi, parle moins vite, je ne comprends rien à ce que tu racontes !
- Ce dinosaure c’est ton ancêtre en quelque sorte !
- Karine, je ne te suis pas du tout là… Je ne suis pas très calée en science mais les dinosaures étaient des reptiles, l’homme est un mammifère, il ne descend pas du tout du dinosaure !
- Si ! Et toi… toi tu as un lien avec ce dinosaure plus fort que quiconque ne l’a jamais eu !
Je laissais passer un silence, pas pressée de jouer aux devinettes sur la question qui concernait mon lien filial avec un lézard géant aux dents très pointues… La réponse vint tout de même.
- Toi aussi tu as été crée pour ne pas disparaître ! Tu dois être le prochain lien !
Vu son expression émerveillée ça devait être quelque chose de super impressionnant, le problème c’est que je ne comprenais pas le moindre foutu mot qu’elle prononçait. L’histoire du prochain lien ça ne me parlait tout simplement pas…
- Karine… Je débarque là… Faut que tu m’expliques…
Elle hocha la tête de façon mécanique et répéta « oui » trois fois. Elle jeta des regards autour d’elle comme si elle cherchait quelque chose qui l’aurait aidé, mais ne trouvant rien elle revint vers moi.
- Quand je l’ai touché… Comment t’expliquer ça… J’ai connu instantanément absolument tout ce qui concerne ce dinosaure de façon anatomique, je suis capable de dire comment fonctionnait le moindre de ses muscles, la moindre parcelle de son corps. Mais ce n’est pas tout, ça va plus loin. Dans son corps il est inscrit aussi autre chose, quelque chose que je ne peux pas expliquer vraiment en termes scientifique mais qui est comme gravé dans sa chair, dans ses os, malgré tout : sa raison d’être.
Elle me regarda avec un air interrogatif. Je la rassurais.
- Je crois que je saisis le principe même si ça me dépasse quand même un peu…
- Bien. Admets simplement le principe comme un fait, maintenant ce qui est intéressant c’est justement ça : ce que faisait ce dinosaure sur la Terre !
- Il bouffait d’autres dinosaures plus petits j’imagine.
- Non. Il ne vivait pas simplement. Il a une caractéristique spéciale : il ne devait pas disparaître !
- Pour qu’on puisse admirer son squelette de nos jours ?
- Non ! Pas comme ça ! Ca ne concerne pas lui dans la mort mais dans la vie. Il devait continuer à vivre plutôt que disparaître !
- Disparaître… tu veux dire ? Si lui ne devait pas disparaître, c’est que quelque chose devait le faire… quoi exactement ?
- Ca ne le concerne pas lui vraiment alors je ne suis pas sûre… Son squelette ne peut pas me dire ça… Mais je crois deviner… Ce qui devait disparaître c’était son espèce.
Je déglutis péniblement.
- Il a survécu à la disparition des dinosaures ? Ce n’est tout simplement pas possible… On parle d’un choc terrible qui a bouleversé toute la Terre, j’ai entendu dire que pour le moment la théorie la plus rependue est celle d’une météorite qui se serait écrasée sur notre planète en provoquant un hiver nucléaire…
- Non… Ca ne peut pas être une météorite… Cet animal là vivait après que les autres aient disparus j’en suis certaine !
- Il s’est passé quoi alors ?
Elle me regarda d’un air grave avant de répondre :
- Je crois qu’on le saurait si tu n’avais pas été évanouie toi-même lorsque l’espèce humaine a disparue elle aussi…
Toute volonté de répondre ou de poser des questions m’abandonna.
- Je suis désolée… Mais je ne pouvais pas éviter de faire un rapprochement avec toi… Je doute vraiment que ces similitudes soient un hasard… Et… ce n’est pas tout. Il y a autre chose. Ce dinosaure n’était pas seulement destiné à ne pas disparaître…
Je ne fus toujours pas capable de faire sortir un son de ma gorge, elle prit cela comme un encouragement et poursuivit.
- Il devait aussi… Il devait mettre au monde la nouvelle espèce.
- Quelle nouvelle espèce ?
Elle tendit le doigt vers quelque chose derrière moi. Je me retournais rapidement, la peur collée au ventre et vis ce qu’elle montrait. Il s’agissait d’une réplique d’une scène préhistorique. Dans un renfoncement du mur, on avait reproduit un paysage semblable à ce que devait être la végétation de la Terre quelque milliers d’années de cela. Dans cette imitation de nature sauvage, quatre silhouettes, mannequins de plastique un peu défraichis et couverts de poussière, étaient figées dans une attitude légèrement belliqueuse, l’une debout fixait un point invisible à l’horizon, les trois autres étaient accroupies devant un animal inconnu et mort dont elles arrachaient les chairs à pleines mains. Tous les quatre avaient un faciès entre celui de l’homme et du singe. Des australopithèques.
- La je spécule un peu, mais je crois qu’il n’y a pas de chaînon manquant. Là où les scientifiques imaginent un lien entre quelques bestioles sans pouvoir trouver la bestiole intermédiaire, il n’y a rien en fait. Le dinosaure a mis au monde l’ancêtre de l’humain. Ce n’était même pas envisageable mais c’est ce qu’il s’est passé. Il l’a pondu dans un œuf. Il a mis au monde un être étranger à son espèce, mais c’était normal, il était fait pour ça. La nouvelle espèce ne peut pas apparaître toute seule, elle doit provenir de la précédente, mais c’est brutal. Darwin n’a pas tort pour autant, la nouvelle espèce a évoluée, elle a muté, a changé, s’est transformée jusqu’à devenir ce qu’on appelait l’homme hier… Mais il y a eu un bon quand même à un moment, un changement brutal et radical vers l’avant lorsque l’espèce arrivait à son maximum et avant qu’elle ne commence à entamer une sorte de chute génétique. J’imagine que le phénomène doit être cyclique, c’est pour ça que ça a recommencé.
- Non. Je ne peux pas croire ça. Je suis désolée mais c’est trop gros. Comme par hasard tu es tombée sur le dinosaure qui devait survivre ! C’est un peu trop énorme comme coïncidence…
- Je n’ai pas dit qu’il était seul. Il portait en lui de quoi faire la prochaine espèce, mais il lui manquait quelque chose : être fécondé. Et même avec son œuf ça n’aurait pas suffit pour que la nouvelle espèce se perpétue. Il y a du y avoir d’autres dinosaures…
Elle marqua une pause.
- Mais bien sûr ! Les autres dinosaures ont disparus totalement ! Si on ne retrouve que peu de fossiles de dinosaures ce n’est pas parce que les conditions n’étaient pas là pour les conserver des milliers d’années jusqu’à ce qu’on les trouve ! Non ! C’était simplement parce qu’ils ont disparu ! Il n’y avait plus aucun cadavre ! On ne retrouve que les dinosaures-liens ! Les seuls qui étaient prévus pour ne pas disparaître !
- Admettons. Je suis la version upgradée de ce dinosaure. Okay. C’est difficile à digérer mais je vais essayer… Alors dans ce cas je serai là…
- Pour donner naissance à un être de la nouvelle espèce !
Je la regardais comme cela avait été une évidence et fit un signe de tête dans sa direction pour ponctuer la chose.
- Ca m’a traversé l’esprit aussi. Surtout avec la découverte que je suis en quelque sorte « réelle », mais ça ne colle pas. Regarde la différence entre le dinosaure et l’australopithèque était flagrante, moi je ressemble comme deux gouttes d’eau à un humain ! Et puis physiquement c’est comme si je n’existais qu’à moitié… Je ne parle même pas du fait que je ne suis pas sortie de ton vagin… Non, je pense que tu n’as pas encore donnée naissance au nouvel être.
- C’est charmant, j’vais devoir accoucher d’un truc qui ne ressemblera pas du tout à un bébé. Autant me dire que j’vais avoir un alien dans le bide…
- Ce n’est surement pas si horrible…
- T’as jamais vu le film alors, c’est clair. Mais toi tu es quoi alors ?
- Aucune idée… Peut-être simplement une aide…
- Ca expliquerait pourquoi tu m’as emmerdée à chercher pourquoi j’étais encore là !
- Et pourquoi j’ai un don magnifique dans les mains qui m’a permis de le trouver !
Elle tendit les mains vers moi, fière, puis soudain son visage redevint sérieux.
- Romane, tu as compris ce que ça impliquait d’autre tout ça n’est ce pas ?
- Tu veux dire qu’il y a encore plus que de servir d’incubateur à une nouvelle bestiole ?
- Pour ça il faudra que tu sois fécondée. Ca veut dire que tu n’es pas la seule survivante !

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