16 octobre 2007

Chapitre 5

Après une heure passée à viser des canettes de sodas que j’avais bues pour l’occasion et qui m’avaient gonflée horriblement le ventre, je fus extrêmement rassurée de voir que les animaux n’était pas encore d’humeur à m’attaquer. Je mis sur le compte du manque de chance, du vent, de la pression atmosphérique, de l’heure, des couinements du furet à chaque balle qui partait, du fait que les canettes étaient rondes et non carrées et enfin d’une pauvre mouche qui passa à ce moment là mais qui n’avait, elle, rien à voir dans cette histoire, mon nombre peu élevé de balles plantées là où je l’avais voulu. Le compte fut rapidement fait : trois seulement étaient venues s’enfoncer dans l’aluminium des emballages. En plus sur les trois deux étaient destinés à la canette d’à côté…
J’avais espéré tout le long de l’entrainement qu’une moitié de Karine apparaisse sous ma paupière baissée. Il n’en fût rien.
Je n’avais eu l’occasion de discuter avec l’être fictif que quelques minutes tout au plus mais cet échange avait constitué ce que j’avais connu de plus intéressant ces derniers jours et un attachement étrange avait déjà prit possession de moi. Karine me manquait.
Il fallait que je reprenne la situation en main avant que ça ne tourne au mélodrame. Le furet décolla en s’égosillant entre mes mains avant de rejoindre sa place dans mon sac passé sur mon épaule passablement douloureuse à cause du recul que je n’avais pas prévu la première fois que j’avais tiré avec le pistolet. Celui-ci rejoignit ma ceinture même si j’étais persuadée maintenant qu’il ne me serait pas encore d’une grande utilité aujourd’hui, que je sois attaquée ou non. Je sortis de l’immeuble et mis difficilement mes neurones en branle. Karine m’avait conseillé de me faire repérer par un éventuel survivant, mais je tenais à ne pas trop me faire repérer non plus. Si survivant il y avait, il est vrai je voulais le savoir, mais je voulais aussi juger son physique d’abord pour juger si lui devait connaître mon existence. Le fait de n’être que deux sur Terre n’était pas un critère valable pour me convaincre de passer ma vie avec quelqu’un. Déjà qu’avant cela j’avais du mal à croire au mariage, alors s’il devait être forcé en plus…
Je me rendis dans un cybercafé dont je trouvais l’adresse dans un annuaire. Pour vérifier quelque chose au niveau mondial le net était le seul moyen qui me semblait convenir. J’y restais jusque six heures du matin deux jours plus tard, à chercher sur la toile si quelqu’un avait laissé un message indiquant qu’il avait survécu à la fin du monde. Je mis un temps fou à traduire « dernier survivant » dans près de cent soixante cinq langues. Je trouvais même un traducteur qui me le traduisit en elfique. Je fis une recherche langue par langue sur le moteur de recherche le plus connu au monde et visitais les pages qu’il me donnait en les traduisant elles aussi à l’aide de l’outil informatique. La plus part du temps je tombais sur des résumés de livres dont les auteurs ne connaîtraient heureusement jamais la postérité. Les pages qui se rapprochaient le plus de ce que je cherchais étaient destinée à ce dernier survivant de la fin du monde et lui donnait de nombreux conseils selon les doctrines que servait le site. C’était le cas du site que ma recherche elfique trouva. Le conseil que l’on m’y donnait était d’apprendre à jouer du luth, de lire l’intégrale de je ne sais quel poète, vivre nue et parler avec les mauvaises herbes qui allaient pulluler sur mon passage. Les conseils sur les autres sites ne me furent pas plus utiles. J’appris que j’étais probablement une extraterrestre, une demie-déesse, une descendante d’Adam et Eve ou de Jésus et de sa main droite ou le plus souvent « un super chanceux » et que c’était la raison pour laquelle j’étais en vie. On me disait le plus souvent comment ne pas m’ennuyer profondément car le fait de dériver dans l’infini de l’espace avant d’arriver quelque part pouvait être très long. Il est vrai que ce n’était pas la disparition des hommes qui était la plus prédite au l’origine mais celle du monde dans son intégralité. La raison la plus sensée au fait que je sois encore en vie alors je finis par y réfléchir toute seule : je n’étais pas humaine. Cela ne m’aida pas beaucoup car je ne voyais pas vraiment ce que je pouvais être d’autre avec la tête que j’avais… A l’évidence déjà je pouvais me réjouir de ne pas être ni un moustique, ni un furet, ni un panda…
Comme je ne remarquais aucun message laissé par un éventuel survivant j’en conclus de manière définitive que j’étais seule au monde. Pour la forme donc je laissais un message sur un blog que je créais pour l’occasion. Le blog ne reçu qu’un seul et unique article, il se composa des cent soixante-cinq traductions de « dernier survivant » que j’avais trouvé et ensuite d’un message explicatif en anglais qui disait dans quelle ville je me trouvais. Je pouvais bien le dire puisque je doutais que qui que ce soit tombe un jour sur le blog qui de toute manière serait supprimé dans quelques mois parce que je ne m’en occuperai pas…
J’avais passé le temps dans le cybercafé à manger des petites amandes enrobées de chocolat. C’était en effet la seule denrée comestible que j’y avais trouvé. Ça et du café que j’avais ingurgité en quantité ahurissante pour tenir le coup. J’avais les yeux révulsés tant à cause de la boisson que de la vision d’un écran plat pendant plusieurs dizaines d’heures et mes mains me surprenaient parfois à faire de grands écarts en l’air sans raison apparente. La vue du furet qui avait trouvé très confortable le clavier d’un pc et y dormait roulé en boule me convainquit de trouver enfin un appartement pour me reposer un peu si la caféine consentait à s’évaporer de mes veines…

***

Une fois dans un lit il fut évidant que le sommeil ne viendrait pas. Mon œil droit prit de compulsions s’ouvrait et se fermait à intervalles de quatre secondes. Le gauche lui se contentait de ne pas se fermer du tout. Je m’assis au milieu de mes draps et décidais de ne strictement rien faire jusqu’à ce que cette ennuyeuse situation se calme. Je me fis la promesse de ne plus me laisser avoir, la prochaine fois je prendrai simplement du speed ou de la coke…
Durant quatre secondes Karine apparut devant moi. Il s’agissait plutôt en réalité d’une moitié de Karine car toute la partie droite de son corps était tout bonnement absente. Je me penchais silencieusement vers l’avant pour voir si on pouvait voir l’intérieur de son corps en regardant par le côté. Je fus déçue de constater qu’on n’y observait aucun organe en fonctionnement. Au contraire, son corps paraissait comme creux, une boite vide aux parois noires, et à la place où aurait du se trouver son cerveau, il y avait une petite souris assise dans un siège confortable et qui tirait des leviers de toutes sortes. Cette dernière ouvrit sa petite gueule toute mignonne et décréta avec la voix plus grave de Karine :
« T’as pas finit de t’imaginer des trucs pareils ! Si vraiment ton œil ouvert t’empêchait de voir la… moitié de mon corps ça serait le cas quelque soit l’endroit d’où tu regardes ! Tu ne pourrais pas voir l’intérieur de mon corps ! Fais un effort s’il te plait, j’ai… des fourmis dans le bras droit et là il m’est impossible de le frotter ! »
Ses paroles étaient interrompues toutes les quatre secondes par mon œil qui s’ouvrait et reprenaient ensuite comme un disque qui saute, je me crispais légèrement à chaque reprise. A moins que ce ne fut encore un effet de la caféine…
Je me redressais lentement et claquais les doigts pour l’effet de style tout en imaginant le reste du corps de l’intéressée. Remarquant la réussite de cet essai je clamais fièrement :
« -Eh t’as vu, j’arrive à te voir dans le décor !
- Bah il est temps…
- Eh si tu n’es pas contente je peux aussi te replonger dans le noir ! T’étais partie où ?
Elle me répondit d’un ton dédaigneux :
- Alors tu m’excuseras mais c’est toi qui me voyais dans le noir, moi je… vois très bien où je suis ! Je te signale aussi que je te vois quand tu ouvres les yeux contrairement à toi !
- Ouais bah tu ne me vois pas quand tu les fermes non plus… »
Elle se contenta de me répondre par un regard noir et sévère. Etrangement ses narines se dilatèrent en même temps…
« - Tu étais où alors ?
- Je suis allée faire profiter de… ma personne des êtres qui savaient l’apprécier !
- Je suis la dernière survivante et je n’ai inventé personne d’autre… T’es partie bouder quoi… »
Elle accusa le coup d’un autre regard sombre.
« Pour ce que tu en… sais que tu es la dernière survivante ! »
Je levais mon menton pour me donner un port de tête royal qui serait de mise avec ma réponse :
« Si Madame était revenue plus tôt elle aurait vu que pour LUI faire plaisir j’ai passé ces derniers jours à la recherche d’un probable survivant ! »
Elle tourna les yeux vers les motifs de la couette tout en maugréant un petit « Ah ouais ? » intéressé mais à peine audible.
« - Oui !
- Et t’as trouvé quelqu’… un ?
- Nan… Tous sites qui parlent d’un éventuel survivant à la destruction de la Terre date d’avant la fin de l’humanité…
- Et pas de pistes intéressantes à suivre pour savoir pourquoi toi tu es encore là ?
- Pas vraiment… Mais j’ai ma théorie, je crois que je ne suis pas humaine…
- Bah il est vrai que malgré le manque de poil je crois que tu tiens beaucoup plus des ancêtres de ta race… Enfin bon… Mails il s’est passé quoi au juste au moment où tout le monde s’est envolé ?
- Pouf plus personne…
- Mais encore…
- Tu ne le sais pas ? »
Elle se contenta de laisser ses yeux parcourir mon corps du haut de mon crâne à mon bassin mais je ne doute pas que si j’avais été debout elle serait descendue jusqu’à me pieds. Sa volonté était surement de jouer les inquisitrice mais je pris assez bien le fait qu’elle regarde mon buste de cette façon. Après tout ce n’était qu’un buste…
« - Bah c’est vrai, j’étais là a ce moment là ! Suis-je bête, tu ne m’a pas… vu, j’étais cachée derrière un pot de fleur et quatre nains irlandais qui nettoyaient la porte de ton voisin !
- Tu ne lis pas dans mon crâne ou un truc du genre ?
- Ah nan désolée, je voulais l’option « médiumnité » pour le bac « ami imaginaire » au lycée mais ils m’ont… collé en maths… »
Comme je ne répondais rien, un peu vexée je l’avoue, elle enchaîna.
« - Bon alors ?
- T’es sortie de ma tête, je t’imagine totalement mais t’es pas capable de lire dans mes pensées, mes souvenirs ?
- Eh ! Tu ne m’as pas inventée siamoise je te signale, on ne partage pas le même cerveau ! »
Je ne trouvais rien de mieux à répondre que :
« - C’est nul…
- Et finalement, je vais finir par… savoir ? Il s’est passé quoi quand tout le monde a disparu ?
- Mais je n’en sais rien !
- Tu sais ça pourrait être super facile, s’il te plait ne rend pas ça… difficile. Ne m’oblige pas à te coller des bouts de bambou sous les ongles…
- Mais je ne sais pas j’étais…
- On va y arriver…
- J’étais évanouie dans un lave linge ! Voilà t’es contente ! Dis comme ça forcément ça parait ridicule… »
Peut-être est-ce par gentillesse qu’elle se contenta d’un silence prolongé, mais connaissant vaguement le personnage, je me doutais qu’il s’agissait plutôt d’un sentiment que je préférais ne pas connaître…
« - Tu me détestes ?
- Bah… tu sais tu es ma génitrice, il fallait bien qu’à un moment ou à un autre tu… subisses un genre de crise d’adolescence de ma part… Je vais être sympa quand même quand on… y réfléchit, je t’épargne les portes qui claquent, les piercings, les envies de tatouage… le fait de bouffer des frites devant toi alors que tu ne peux plus te le per… mettre, le sentiment d’injustice et les jupes trop courtes, et je vais me contenter d’afficher… la parfaite ignorance qui est de mise quand les parent nous refilent trop la honte… Essayons d’avancer malgré tout… Il s’est passé quoi dans cette machine au juste ? »
Je lui racontais mon électrocution le plus fidèlement possible, relatant le moindre détail qui me revenait en mémoire si insignifiant qu’il puisse paraître. Nous discutâmes des multiples hypothèses que mon histoire pouvait lancer. Au moment exact de la fin de l’humanité que s’était-il passé ? En quoi mon sort à ce moment là pouvait me différencier de tous les autres ? Le fait que je dorme ? Certainement pas, vu le nombre de coma éthylique que j’avais croisé ! Ce n’était pas non plus celui d’être trempée, encore moins d’être droguée ! Peut-être ma position incongrue mais elle ne devait pas être si extraordinaire que cela ! Si ma présence sur Terre avait rapport avec ce qu’il s’était passé dans ce lave-linge taille maxi pour laver les couettes, alors c’était certainement plus une addition de faits qu’un seul plus précisément. J’étais certainement la seule à m’être volontairement électrocutée de la sorte il est vrai mais pourquoi ces faits là plutôt que par exemple avoir été en équilibre sur une canette de soda, avec un chausson sur la tête tout en faisant des moulinets avec les bras ? L’hypothèse n’était pas à réfuter évidemment, il suffisait peut-être de faire exactement ce que j’avais fait là bas dans l’ordre où je l’avais fait, pour échapper à la disparition, cela était évidemment un enchainement très improbable, mais cette probabilité s’était réalisée et j’étais celle que cela concernait. Point. Le problème de cette théorie c’est qu’elle ne menait nulle part. Si on admettait que c’était cela qui s’était produit alors toutes les théories absurdes étaient possibles aussi. Nous cherchions une réponse plus précise, plus logique, plus raisonnée. Enfin… En réalité c’était Karine qui cherchait, moi je m’en foutais…
« - Bon, allons voir cette machine, il s’est peut-être passé quelque chose là bas pendant que tu étais tombée dans les pommes…
- Je ne suis pas sure que cela serve à quelque chose que j’apprenne pourquoi je suis encore en vie et les autres non…
- Tu ne te demandes pas pourquoi sur plusieurs millions de personnes tu es la seule qui respire encore ? Tu dois avoir quelque chose de spécial et ça ne t’intrigue même pas ? »
Non ça ne m’intéressait pas. Ca me glaçait les veines en réalité. Tout le monde était mort et moi non, cela faisait de moi une espèce de monstre et je ne voyais pas l’utilité de confirmer ces doutes. Surtout, je percevais que je pouvais apprendre une chose encore bien pire, par exemple que tout le monde existait encore mais que moi seule avait vécu la fin du monde dans un monde parallèle ou alors en étant un fantôme incapable de voir les vivants autour d’elle. Je pouvais très bien aussi vivre en ce moment même ma vie après la mort, je devais ainsi demeurer seule jusqu’au jour où j’atteindrai le salut de mon âme et où j’aurai enfin le droit de rejoindre tous les autres morts au paradis… Éventuellement j’étais une extraterrestre abandonnée sur Terre, les recherches m’apprendraient qui étaient mes véritables parents qui s’avéraient peser deux cents kilos chacun, être verts, couverts de pustules, d’antennes paraboliques, d’une multitude d’yeux globuleux, d’une épine dorsale avec des plaques comme les dinosaures et qui me réduiraient en bouillie sans s’en apercevoir en ayant fait la boulette de me serrer affectueusement dans leurs bras pour me dire bonjour et me signifier à quel point ils étaient heureux que j’ai envoyé cette boite de raviolis radioactive dans l’espace en tant que message de secours !
Karine se contenta de me demander si j’avais quelque chose de plus important à faire. Je voulais repeindre les murs de toute la ville, je voulais apprendre à me servir des quarante fonctions de mon couteau suisse pour devenir la parfaite Robinson Crusoé moderne, je voulais passer une journée ou deux à dévaliser une banque ou un casino avec un bas sur la tête, pour le simple cliché que cela réaliserait, je voulais… Non, effectivement je n’avais rien à faire de très important dans l’immédiat et fus donc bien obligée de consentir à m’investir avec elle dans cette formidable enquête.

Nous nous rendîmes au Lavomatic à l’aide du scooter. Le manque de sommeil et l’énervement post-caféine me convertit une nouvelle fois au port du casque. Karine refusa net d’en porter un prétextant qu’elle ne craignait rien, mais je me demandais si elle ne pouvait tout de même pas être blessée si jamais je l’entrainais dans une chute. Je n’avais pas l’impression de la maitriser tant que ça pour une création qui m’était due. Normalement elle aurait du dépendre totalement de ce que j’imaginais lui faire dire ou faire, elle aurait dû être ennuyeuse car trop prévisible mais elle manifestait une personnalité presque propre et je le supposais parfois, des capacités que j’étais loin de contrôler. Etait-ce ce à quoi ressemblait mon inconscient ? A quel point avais-je de l’influence sur elle ? Vu la vitesse à laquelle je m’étais habituée à sa présence j’étais devenue folle bien plus vite que je ne le pensais… Il me vint à l’esprit que j’étais peut-être en train de faire sans m’en rendre compte des choses parfaitement illogiques, mais rejetais cette idée aussi vite qu’elle était venue tout en replaçant sur mon gilet la fourchette que j’y avais planté et qui commençait à tomber…
A priori le Lavomatic n’avait rien d’exceptionnel. J’entrais seule, le furet caché dans mon sac. Karine avait disparue au moment où mon œil avait subitement arrêté de cligner sans raison. J’étais forcée d’ouvrir les deux yeux pour voir où j’allais sans foncer dans tout ce qui se trouvait sur mon passage à cause du manque de perspective qu’un œil fermé ne manquait pas de provoquer.
Je tournais sur moi-même au milieu de la pièce et faisais glisser mon regard. Tout était encore là, mes outils pour ouvrir la machine, la dite machine ou ce qu’il en restait, les autres machines dans un état parfait…
« HER... HE… HEU ! »
Je reconnaissais la voix de Karine et m’empressais de fermer les yeux pour l’observer finir de crier la phrase qu’elle devait certainement hurler en boucle depuis je ne sais combien de temps.
« …ERME LES YEUX ! »
Elle remarqua que je le regardais enfin et poussa un soupir de soulagement. Ses joues étaient colorées d’une belle teinte rouge.
« Tu as entendu ce que je disais ? »
Je niais d’un mouvement de tête.
« - J’ai entendu mais j’ai rien comprit… Ca faisait comme des interférences…
- On s’améliore… Alors tu vois quelque chose de bizarre ?
- Non. Tout est comme je l’avais laissé…
- Je m’attendais à voir un pentacle par terre ou un truc comme ça…
- Ah mais attends, pendant que j’y pense ! Il y avait cette poupée bizarre pleine d’aiguilles quand j’ai ouvert les yeux…
- Qu’est ce que tu dis ? Tu as vu une poupée Voodoo ? C’est vrai ?
- Nan… »
Karine s’enferma dans le mutisme pendant quelques minutes alors que je fermais un œil pour la voir tout en cherchant un indice dans les décombres. Je n’appréciais pas vraiment cette mimique car le fait de fermer un œil entrainait une grimace au coin de ma bouche. Je supposais que de loin il aurait paru probable que je grogne bientôt.
Nous ne trouvâmes absolument rien.
« - Si ça a un rapport avec ce lieu alors on ne le trouvera jamais, ça serait un truc du style champs de force mystique, un croisement tellurique qui lance des ondes bizarres… On peut peut-être se trouver un abri non ? Je commence à avoir faim et j’aimerai manger le saumon fumé de mon sac avant qu’il ne soit périmé !
- Non, attends, il faut creuser plus ! Si la présence n’a rien à voir avec le lieu elle doit avoir un rapport avec toi !
- Oui mais bon je t’assure que si on rentre à l’appartement on m’aura juste sous la main aussi et qu’on aura tout le loisir de chercher des cicatrices en forme de pentacle sur mon corps aussi bien que si on reste ici…
- Je pense à ce que tu as dit tout à l’heure… Ta théorie comme quoi tu n’es pas humaine…
- Idem, si je suis un orang outang on pourra tout autant le découvrir à l’appartement !
- Tu as déjà fait une prise de sang ?
- Oui… Il y a longtemps… Pourquoi ? »
Je regrettais immédiatement de ne pas avoir menti.
« - Et ils n’avaient rien trouvé d’étrange dans les résultats ?
- J’en sais rien je ne suis jamais allé chercher mes résultats, c’était un truc tout bête dont je me moquais un peu et puis après on nous a dit que la fin du monde arrivait et je ne m’en suis plus préoccupée… »
Cette fois je me mordis profondément la langue pour anéantir mes envies de vérité.
« - Le laboratoire est près d’ici ?
- Ca ne sert à rien d’y aller, s’ils avaient trouvé la moindre chose étrange dans mes résultats j’aurai été traquée par la CIA ou un truc du genre, c’est ce qui arrive aux mutants nan ?
- On y va.
- Non, s’il te plait…
- On y va ! »
Comprenant que je n’avais pas tellement le choix je finis par accepter et nous nous rendîmes à la clinique où j’avais passé mes tests sanguins.

Le centre de soin était dans un piteux état, peut-être parce que c’était à l’époque de la fin de l’humanité le dernier supermarché intéressant où trouver une marchandise utile. Pour éviter la casse le personnel médical avait laissé les portes béantes, laissant à tout un chacun l’accès libre aux seringues et aux drogues qu’il désirait. Mais cela n’avait pas empêché la folie humaine et ses accès de violences injustifiées. On aurait pu croire qu’une bombe avait explosé dans le bâtiment. D’ailleurs à la vue des murs noircis à l’intérieur de ce secteur, une bombe avait certainement explosé là. Pas une bien grosse, peut-être une simple grenade puisque les cloisons étaient toujours debout, mais un cinglé avait bien eu l’idée de balancer une bombe dans une clinique sans que personne ne songe une minute qu’il était un terroriste afghan, non à ce moment là tout le monde s’était plutôt certainement dit « Tiens ça a l’air marrant ! » et est allé demander à l’homme où il s’était procuré ce prodigieux jouet.
J’aurai voulu me trouver outrée par une telle pensée, me sentir haineuse et honteuse pour ma race, mais non. De toutes manières la clinique ne servirait plus jamais à personne, elle n’était même plus sensée exister alors oui, si on m’avait mis la grenade dans les mains moi aussi je l’aurai balancée, juste pour essayer.
J’enjambais les décombres pour me faufiler dans l’édifice et trouvais enfin le plan que je cherchais. Cela faisait plusieurs années que j’aurai du venir chercher mes résultats d’analyse, si ils avaient été conservés ce n’était surement pas autre part qu’aux archives.
Trouver les archives ne fut pas difficile, elles étaient au sous sol comme tout le monde peut s’y attendre. Mais comme tout le monde s’y attendrait aussi : ce qui se nommait archives était un sous sol immense comme trois hangars à bateaux réunis, composé d’allées symétriquement tracée par des étagères massives remplies de cartons. En bref : un labyrinthe de feuilles classées et – c’était bien le problème – classées dans un ordre qui m’était totalement inconnu.
L’étagère à côté de moi présentait un petit panneau indiquant un nom imprononçable aux consonances latines. Par curiosité je me saisis d’un carton à ma hauteur et l’ouvris pour en sortir un dossier rouge portant le nom de « Madame Jenquin ». Toujours poussée par mon vilain défaut je soulevais la fine couverture rouge pour tomber nez à nez avec une photo de la dite Madame Jenquin.
Je fermais très rapidement le dossier et le rangeais aussi soigneusement que ma précipitation le permettait, à sa place tout en me promettant de ne plus jamais ouvrir quelque chose au hasard dans cette pièce. J’ouvris les deux yeux pour me couper de Karine et ne plus l’entendre vomir derrière moi. Malheureusement ma folie progressait de plus en plus pour l’intégrer à ma vie de façon « réelle » si bien que si l’image disparu le son lui ne s’atténua pas. Je m’éloignais rapidement pour éviter d’imiter la malheureuse.
Au détour d’une allée je tombais enfin sur un petit bureau, planté là au beau milieu de nulle part. Je fouillais dans les papiers qui l’occupaient mais ne trouvais aucun plan d’organisation des archives. Les tiroirs étaient tous fermés à clef et la clef, je n’en doutais pas, avait disparue…
« - Eh Karine tu ne trouves pas bizarre que toutes les affaires que les gens portaient aient disparues en même temps qu’eux ? On n’a retrouvé aucun habit par terre dans les rues…
- Ils étaient peut-être tous nus quand ils ont disparu…
- Si on se met d’accord pour dire ça alors on se met d’accord pour dire que si je n’ai pas disparu c’est simplement parce que j’étais habillée et j’arrête tout de suite les recherches dans cet endroit !
- Tiens c’est vrai que c’est bizarre ! Mais bon qu’est ce que tu veux que je te dise… Encore une fois c’est une question liée à ce que l’on cherche et encore une fois on peut y répondre à l’aveuglette avec des milliers de suggestions toutes plus farfelues les unes que les autres et sans jamais pourtant citer la bonne. Donc on continue de garder la même ligne de recherche pour le moment et on va jusqu’au bout pour voir où ça nous mène ! »
Sa tête fit un mouvement circulaire puis elle me désigna du doigt quelque chose derrière moi.
« Tiens utilise ça pour défoncer les tiroirs ! »
C’est ainsi que j’ouvris les tiroirs, à force de frapper dessus avec une lampe torche assez massive. J’y trouvais enfin l’organisation des archives et pus me rendre étonnement assez facilement à l’endroit exact où un carton était susceptible de contenir mes examens. Je me sentais anxieuse comme une lycéenne le jour des résultats du bac. Je ressentis la même frustration que l’on ressent lorsqu’on arrive devant les panneaux où notre nom est comme perdu dans des listes d’élèves infinies, qu’en voyant les trente bons mètres de cartons où j’allais devoir chercher. Heureusement pour la lycéenne, les noms sont classés par ordre alphabétique. Malheureusement je n’étais pas lycéenne. Lorsque je trouvais enfin l’année de mes examens, il me restait 365 jours de fiches à éplucher car bien entendu j’étais incapable de dire quand exactement quelqu’un avait pompé mon sang…
Karine n’aidait en rien, elle se contentait de surveiller les opérations depuis la plate forme d’une étagère sur laquelle elle s’était assise et elle rouspétait lorsque je n’allais pas assez vite à son goût.
Lorsque je trouvais la fiche, j’étais affamée et le café avait depuis longtemps arrêté de distribuer ses généreux effets si bien que je m’endormais sans cesse pour être réveillée une seconde plus tard par les hurlements de Karine. Cette dernière sauta de son perchoir et vint derrière moi pour lire les pattes de mouches qui occupaient le morceau de papier. Je lus aussi mais n’eu pas la force de m’énerver de tous mes efforts vains lorsque je constatais qu’il n’y avait là aucun renseignement important.
« Là ! Là ! Regarde ! »
Karine réussit à me donner un doute. Je relus les données qu’elle pointait du doigt et m’affalais de tout mon long sur le sol.
« - C’est marqué que j’ai trop de sucre…
- Oui ! C’est une piste !
- Non, y’a pas un ado européen qui n’ait pas trop de glucose dans le sang… On a carrément des barres chocolatées qui flottent dans nos veines…
- Donc…
- Donc maintenant tu me laisses dormir pour que je puisse me réveiller avec assez de force pour te tuer ! »
Je ne sais pas si elle hurla pour me réveiller ou non, mais je m’endormis là sur le carrelage froid de la salle des archives d’un sommeil profond, tandis que la feuille de mes résultats sanguins finissait dans l’estomac du furet que la faim avait poussé à sortir de ma sacoche. Je dormis plusieurs heures durant et me réveillais enfin avec, j’ignorais pourquoi, un goût de sang assez prononcé dans la bouche. Karine était adossée aux étagères, les yeux perdus dans le vide, je me raclais la gorge pour lui signaler mon éveil.
Elle tourna simplement les yeux vers moi sans pour autant bouger le reste de son visage. Ce qui, dans le lieu où nous étions me rappela simplement quelques scènes de films d’horreur que j’aurai préféré oublier. Un frisson me parcouru.
« Tu ne dors pas toi ? »
Cette fois elle leva la tête dans ma direction.
« - Je ne sais pas comment on fait…
- En général quand t’as sommeil… »
Je ne rajoutais rien de plus m’apercevant qu’expliquer comment dormir requérait un effort intellectuel que je n’avais pas prévu.
« Je ne sais pas ce que c’est d’avoir sommeil… »
Parce que je ne savais pas du tout quoi répondre à ça j’ajoutais juste :
« - La classe…
- Mais j’ai faim par contre…
- Oh. »
Puis après avoir réfléchis à ce qu’elle venait de me dire :
« - Bah… Tu fais comment pour manger ?
- Je n’y arrive pas. Mais j’ai faim tout le temps. J’ai été dans un traiteur chinois quand je faisais la tête, je me suis assise devant un nem et je me suis concentrée. Pas moyen de le toucher. J’ai posé mes mains devant, j’ai invoqué son esprit. Ca n’a rien fait. J’ai du abandonner quand un chien a fini par rentrer a son tour et a dévorer l’ensemble des produits qui étaient là.
- Tu ne t’es peut-être pas concentrée assez fort…
- J’étais tellement concentrée en train de supplier ce nem de se donner à moi que je n’ai pas remarqué tout de suite que le chien était entré et quand j’ai rouvert les yeux j’avais les mains tendues à deux centimètres de son arrière train…
- Oh.
- C’est ce que je me suis dit… Mais bizarrement ça ne me fait rien physiquement. Je ne me sens pas mourir à cause du manque de nourriture ni même maigrir… C’est juste un manque psychologique, comme si j’étais accro à la bouffe, comme on peut l’être avec la cigarette. Sauf que la cigarette faut avoir essayé avant d’être dépendant…
- Tu veux que j’essaie d’imaginer un nem ? Karine… Karine ? Karine ! »
Je venais d’observer Karine disparaître dans un sublime effet de dégradé de « existant » à « transparent », en moins de temps qu’il n’en avait fallu pour dire « nem ». Je l’appelais avec la force du désespoir. Le fait qu’elle ait simplement prononcé le mot « mourir » dans sa dernière phrase me perturbant plus qu’il ne l’aurait du car soudain je l’entendis me répondre :
« Stresse pas comme ça pour un nem… T’inquiète c’est bon je suis sure que je peux m’en passer…. »
J’hurlais.
« - Karine mais tu es où ?
- Je n’ai pas bougé…
- Je ne te vois plus !
- Tu as les yeux ouverts… »
Et c’était vrai, j’avais les yeux ouverts et je la vis immédiatement quand mes paupières se posèrent sur mes yeux. J’eu un doute énorme mais Karine se chargea de m’en débarrasser.
« Oui, tu avais les ouverts aussi tout à l’heure. Je ne t’ai rien dit pour que tu ne perdes pas le truc en t’en rendant compte… mais bon visiblement tu n’as pas eu besoin de moi pour ça. Mais je dois avouer que tu progresses rapidement quand même !
- Mais tu es quoi au juste ? Un produit de mon imagination ou… un autre truc…
- Aucune idée ! »
J’ouvris les yeux, à la fois contente de l’amélioration de mes capacités et énervée par l’évidence que ma folie n’avait pas prit des années pour se manifester sérieusement. Pour donner le change je cherchais le furet.
Toutefois l’animal devint rapidement un vrai centre d’intérêt par le manque de présence dont il faisait part. Je l’appelais sans le moindre résultat. Sans la voir je demandais quand même à Karine si elle avait vu Gitz. Je l’entendis me répondre qu’elle n’y avait pas fait attention mais qu’elle ne l’avait effectivement pas vu depuis un moment.
Parce que je savais que le furet était vrai contrairement à elle et que j’avais donc une affection véritable, mêlée de pitié, il est vrai, mais affection tout de même, pour l’animal je courus dans les rayons à sa recherche. Karine ne semblait pas me suivre.
Je m’enfonçais de plus en plus profondément dans ces couloirs de paperasse hurlant le nom du furet à plein poumon. Cela n’arrangea pas ma course car bientôt je fus prise d’un point de côté douloureux dans mon côté droit. Je ralentis sans pour autant stopper mon avancée. Plus j’allais de l’avant plus les allées semblaient sombres et les cartons en mauvais état. L’odeur de la poussière me monta au nez de plus en plus violement et il me fut bientôt impossible de continuer à courir avec la douleur, le manque de souffle et les éternuements à répétition. Je marchais, persévérant encore dans les appels. Il était évidant que personne ne venait plus ici depuis des années. L’odeur de poussière fit place à l’odeur de moisissure. Puis sans crier gare après dix minutes de marche les cartons laissèrent place à de grandes caisses métalliques numérotées.
C’est à ce moment que j’entendis un cliquetis sourd plus loin encore devant moi. Je regrettais bien vite la présence de Karine, hésitais quelques secondes à laisser Gitz en plan, me dis qu’après tout ce n’était qu’un furet débile et que je serai plus tranquille en recueillant un hamster… Mais mes jambes me portèrent tout de même dans la direction d’où provenait le bruit. Je vis de loin derrière les étagères se dresser le mur qui annonçait enfin la fin des archives et l’angoisse grandit en moi alors que je m’en approchais.
Après quelques minutes je vis devant moi que le bâtiment ne s’arrêtait pas là. Au fond de l’allée qui se profilait devant mes yeux, une porte était encastrée dans le mur. Je ralentis encore et m’en approchais sur la pointe des pieds, maudissant mes chaussures qui avaient prit l’humidité et couinaient légèrement.
La porte était ouverte, le bruit venait de là. Je me collais le dos aux étagères pour ne pas prendre la porte de front mais arriver depuis son côté. Je longeais le mur puis une fois près de l’ouverture, pris une grand inspiration et y avançais la moitié de mon visage, manière la plus discrète d’y jeter un œil.
Je déglutis.
Mon furet était bien là au milieu de cette nouvelle pièce aux dimensions plutôt réduite. Il avait grimpé sur une table puis sur celle-ci, sur un petit plateau métallique, lequel devait avoir été négligemment posé sur un crayon ou un petit objet. L’animal n’arrêtait pas d’aller d’un côté à l’autre du plateau qui dans un mouvement de balancier se retrouvait toujours porté du côté où allait l’animal. Mouvement qui faisait peur à la bestiole qui repartait alors immédiatement de l’autre côté sans réfléchir. Le cliquetis n’étais que le bruit du plateau qui venait régulièrement cogner la table d’un côté ou de l’autre.
Ce n’est pas ceci qui me fit avaler ma salive d’une façon extrêmement désagréable, mais plutôt ce qui se trouvait autour de la table.
La pièce ressemblait à un vieux laboratoire. Elle était remplie de poussière et d’instruments médicaux assez effrayants. Ce qui aurait déjà suffit à me faire peur en temps normal s’il n’y avait pas eu en plus de tout ça, au fond de la pièce des bocaux faisant bien deux ou trois fois ma taille à vu de nez, contenant dans un liquide épais des créatures inanimées.
Je restais dans ma position, immobile pendant plusieurs minutes, n’osant pas même me gratter le nez qui me démangeait pourtant. Puis comme on se réveille d’un mauvais cauchemar je finis par me rendre compte que rien ne bougeait à l’intérieur de la salle et que je ne devais pas – trop – avoir peur d’y entrer, au moins pour aller chercher le furet.
Mes pas furent timides et mes jambes légèrement chancelantes mais j’avançais tout de même. Sans faire de gestes trop brusques je m’emparais du furet qui se cala dans mes mains avec le bonheur de trouver enfin un milieu rassurant. Je fis cela sans détacher une seconde mon regard des énormes cuves.
Je nageais en pleine science fiction. Les êtres qui y étaient enfermés avaient des membres humains et des membres animaux. Le plus souvent ils étaient déformés, certains même paraissaient comme éclatés et laissaient échapper dans le liquide quelques organes internes. Une fois de plus j’eu une énorme envie de vomir, seule la peur m’empêcha de me laisser aller immédiatement. Je murmurais :
- « N’ouvrez pas subitement les yeux, je vous en supplie, n’ouvrez pas subitement les yeux… »
Ils n’ouvrirent pas les yeux.
Le furet m’échappa des mains et se retrouva à nouveau sur la table. Je fus forcée d’y porter le regard et alors que je suivais le furet pour le reprendre le plus rapidement possible, mes yeux glissèrent sur les papiers qui y étaient entassés et je pus sans m’en rendre réellement compte lire deux ou trois phrases. Les mots « expériences secrètes », « Echec », « Hybrides », s’entassèrent dans ma tête, me laissant dans un état confus dont je profitais pour refaire le trajet en marche arrière et sortir de la pièce.
Une fois dehors je me collais rapidement sur le côté et me laissait retomber le long du mur en tenant fermement Gitz sur ma poitrine. Je déclarais :
- « On est d’accord hein. Pas un mot à Karine. Cette folle va se persuader que la fin du monde à un rapport avec tout ça et elle va m’obliger à passer des heures là dedans jusqu’à ce que je comprenne ce qu’on y faisait… »
Puis effrayée par ma propre voix je me redressais subitement et courus sans m’arrêter jusqu’à ce que je rejoigne l’endroit des fiches d’examens sanguins.
Lorsque Karine me demanda si ça allait bien et s’étonna que j’ai l’air si pâle. Je fus bien aise d’être trop essoufflée pour répondre.
Elle pensa certainement que j’avais couru de la sorte parce que j’avais simplement naturellement un grain et donc elle m’exposa sa nouvelle idée sans attendre que je reprenne mon souffle.
« Je me suis dit que ce n’était peut être pas physique le truc bizarre chez toi. Peut-être qu’il est psychologique… euh… Surement même. Donc bon, est ce que t’as été voir un psy déjà ? On pourrait aller voir ton dossier pour voir si on trouve quelque chose d’intéressant… »
J’acquiesçais, prête à tout pour quitter enfin ces maudites archives.

***

Le premier pas de Karine dans le cabinet du docteur Flimann fut accentué par un « Ooooh » qui rebondit sur les murs couleurs rose-barbe-à-papa qui étaient eux-mêmes à l’origine de cette onomatopée. Cette longue prononciation de voyelle fut accompagnée d’un regard circulaire à l’aspect inquiété, pourtant inhabituel au personnage quand je n’y étais pas moi-même à l’origine.
« Ca fait un peu mal au crâne non ? »
Je rouvris les yeux pour contempler la salle d’attente.
« Ca n’était pas comme ça quand je suis venue autrefois… »
Non, quand j’étais venue à l’époque, la folie décorative du docteur n’était pas encore portée sur une couleur seyant si bien à une poupée articulée aux proportions parfaites et fatalement assez stupide pour se taper toute sa vie un homme avec un prénom américain idiot comme Ken. A ce moment là si mes souvenirs sont exacts il s’en était tenu à une couleur verte pomme tout autant porteuse de migraines. Une thérapie à long terme sur la couleur j’imagine…
Sur les murs acidulés étaient posés des cadres à l’allure tout ce qu’il y a de plus professionnelle dans un cabinet de psychanalyste, c'est-à-dire qu’ils enfermaient des tâches d’encre étalées. Je m’arrêtais devant l’une d’elles et penchais la tête pour essayer de visualiser une forme.
Une voix naquit dans ce qui semblait pourtant être le vide à ma droite. C’était Karine qui me demandait ce que j’y voyais.
« Bah… »
Je penchais d’avantage la tête.
« - En fait c’est marrant, en face on dirait une bouteille de soda en train d’exploser, mais quand on penche sa tête comme ça là, bah finalement on se dit que peut-être c’est un thermos de café, ce qui est quand même beaucoup plus intéressant parce qu’un thermos y’a pas des masses de pression dedans alors pour que ça explose… Ou alors c’est ce bout de tâche là, quand on remet la tête à l’endroit on voit un pied si on ferme juste un œil. Alors dans ce cas c’est quelqu’un qui aurait donné un coup de pied dans le thermos… Un borne peut-être… Ouais… Voila quoi… Tu vois quoi toi ?
- Une chauve souris… »
J’observais la tâche avec attention.
« Mmmmh… Ouais… aussi… »
Nous laissâmes la tâche et son mystère sur le mur et entrâmes dans le bureau du docteur. Cette fois la pièce n’avait rien de singulier. Un diplôme trônait dans un cadre au milieu du mur, juste en face de la porte d’entrée, entouré de deux faux Monet et d’un paysage marin. Le bureau était plus ou moins ordonné, quelques papiers y trainaient ainsi qu’une boite d’antidépresseurs.
Je vins caresser nonchalamment le cuir vieilli du divan sur lequel les patients avaient du défiler avant et après moi. J’avais toujours apprécié ce mixte de fauteuil et de lit. A chaque fois que j’étais venue m’y allonger mon imagination m’avait transportée à l’époque de la Rome Antique, lors d’un déjeuner romain où j’avalais des dates confites du bout des doigts. Cela même si j’ignore parfaitement le goût d’une date confite, mais nul doute qu’en parfaite femme de citoyen romain, j’aurai aimé… Et puis après il y aurait eu une orgie avec massacre d’esclaves et fondue savoyarde comme dans les albums d’Astérix…
Karine arracha le sourire de mon visage d’un bruyant :
« J’ai trouvé, les dossiers sont là ! »
Elle était dans une petite pièce qui jouxtait le bureau. J’y entrais et découvrais sans surprise deux petites armoires remplies de tiroirs sur lesquels les lettres de l’alphabet se succédaient comme si ils avaient contenu la plus grande encyclopédie de tous les temps. Je repérais sans mal le tiroir contenant mon dossier et l’en sorti rapidement.
Le dossier, plutôt épais, entre les doigts, je rejoignis le divan et m’y affalais de tout mon long avant de poser un regard lourd sur la couverture brune où les lettres blanches de mon nom ressortaient vulgairement.
Longtemps après, je l’oublierai et garderai toujours un doute à savoir s’il commençait par la lettre M ou L.
Je fis une moue hésitante alors que dans ma poitrine mon cœur s’était prit d’affection pour la musique africaine et tapait des rythmes effrénés de djembé, certainement sympathiques en une autre occasion. Karine sentit mon malaise.
« - Quelque chose ne va pas ?
- C’est un peu flippant de lire ça…
- Tu n’as pourtant pas eu d’appréhension devant ton dossier médical tout à l’heure…
- Trifouiller dans mes veines et trifouiller dans ma tête ce n’est pas pareil. Dans le deuxième cas il s’agit bien plus de juger ma vie que de l’analyser scientifiquement.
- Oh tu m’énerves tu as toujours une bonne excuse pour ne pas avancer ! Moi je veux savoir ce qu’il y a marqué là dedans ! Je te rappelle que ta tête c’est là que je suis née justement et j’ai beau essayer, discuter avec toi ne résout pas toutes les questions que j’ai sur mes origines. Je dirai même plus que ça me refile des inquiétudes énormes qui ne demandent qu’à être apaisées ou confirmées une bonne fois pour toute !
- Dans ce cas je t’ouvre le dossier et te laisse lire. Je tournerai les pages quand tu le demanderas. »
Je joignis le geste à la parole et elle ne protesta pas. Non. Elle ne put cependant s’empêcher de lire plus ou moins à voix haute ce qui était presque aussi angoissant que la lecture que je voulais éviter. Je ne me sentis pas le courage de me battre avec elle à propos de ça.
« Romane blablabla… Née le ça on s’en fout… Parents blabla… Bon la première feuille tourne ce ne sont que des renseignements débiles… »
J’allais appliquer sa demande quand elle stoppa mon geste :
« Non attend ! Qu’est ce que c’est ce truc ?! Motif de la présence : à la demande de la famille car LA PATIENTE A AGRESSE UN DE SES PROFESSEURS, PERSUADEE QUE LA FEMME ETAIT EN REALITE UNE PIEUVRE GEANTE DEGUISEE EN HUMAINE ET VOULANT LUI SUCER LE CERVEAU ! »
A l’image d’un bloc de béton d’une tonne cinq qui me serait tombé dessus sans crier gare, le souvenir des conversations que j’avais avec le psy me revint de plein fouet. J’écarquillais les yeux et ma main vins instinctivement devant ma bouche pour étouffer un petit cri de surprise.
« - Tu te fous de moi ! Qu’est ce que c’est que cette histoire d’agression et de pieuvre ? Mais t’es vraiment tarée ma parole !
- Le mot agression est un peu fort… Je l’ai tenue à distance avec un bout de craie pour éviter qu’elle ne m’approche… »
Ne pouvant de toutes façons faire marche arrière dorénavant, je tournais avec résignation la feuille pour que Karine lise la suite du dossier. Elle ne le fit plus avec l’entrain qu’elle manifestait à l’origine…
« Première séance… La patiente a une attitude sure d’elle… Se confie facilement… Blablabla… Explique son geste comme purement raisonné… N’a fait que se défendre… Est persuadée que son professeur était une pieuvre, visiblement à cause de… sa coupe de cheveux et de la tâche de vin sur son visage... Mon Dieu mais ce n’est pas possible, dis moi que ce n’est pas vrai… Soutient que le professeur l’aurait menacé… Cette femme a demandé a ses étudiants de ramener leur copies sur la table afin qu’elle inspecte de plus près l’intérieur de leur cerveau… Simple blague d’enseignant prit comme une menace par la patiente… (Karine marqua une pause, visiblement troublée) Trouble de… Le gars qui a découvert ce trouble a un nom imprononçable il aurait pu simplement l’appeler de son prénom nan… Besoin de nouvelles séances rapidement pour mesurer l’étendue du trouble. Pas de danger immédiat mais nécessité d’un traitement… Après c’est une liste des médicaments je crois… Tourne la page… »
« Aujourd’hui avons parlé des dinosaures qu’elle a vu dans ses céréales le matin même… Hallucinations traduisant… Plus important que je ne le pensais… Capable de détailler les créatures avec nombres de détails très précis… Dents roses pour les filles, bleues pour les garçons… Quatre centimètres de haut… S’est laissé aller à la confidence… La fois où elle aurait voyagé dans le temps… Prétends avoir inventé la roue et eu l’idée des vitesses variables sur les mixer… M’a demandé si elle pouvait m’enrouler dans du scotch… Trompé sur le diagnostic, pas le trouble de… C’est à nouveau le nom imprononçable… N’arrive pas à me fixer sur un diagnostic précis… Besoin de plus de temps… Changement du traitement… tourne la page… »
« … Lui ai fait faire test quotient intellectuel… Grande intelligence juste au dessus du niveau de la moyenne supérieure et loin en dessous du surdoué… Semble faire une fixation obsessionnelle sur le divan, parle de dates parfois en relation avec… A parlé avec le chien la veille… Trouver un trésor avec lui… Fugue prévue pour la semaine prochaine… Internement envisagé… Demander autorisation parents… Surveillance nécessaire… Elle ne semble pas prendre les cachets de l’ordonnance… Danger pour autrui ? Hallucinations inquiétantes… Lui ai demandé à la revoir demain… Tourne… »
Karine parcourut vaguement la prochaine feuille des yeux puis arrêta soudainement de ne m’offrir qu’une connaissance en diagonale du texte. Sa voix se fit autoritaire quand elle lu entièrement la partie suivante :
« …quand j’ai tenté de lui parler d’un possible internement très implicitement elle a comprit immédiatement à quoi je faisais illusion. Son expression a changé radicalement pour prendre un air désolé. Elle a stoppé son récit à propos de la grenouille qui récitait l’alphabet et ma dit très calmement qu’elle était désolée de m’avoir fait perdre mon temps mais qu’elle n’était pas un nouveau cas de pathologie psychologique que je prendrai plaisir à étudier pour devenir célèbre en faisant une thèse sur son dos. Elle n’était pas le moins du monde agressif. Elle a continué à m’expliquer qu’elle n’avait simplement pas fait sa dissertation le jour où le professeur l’a ramassé et qu’elle a improvisé la scène où elle traitait l’enseignante de pieuvre. Elle ajouta qu’elle n’avait toujours pas rendu cet exercice et qu’elle n’aurait jamais plus à en rendre un mais se désolait car le professeur en plus de ne plus s’approcher d’elle s’était coupé les cheveux alors que sa coupe lui allait très bien. Quand je lui ai demandé ce qu’il en était pour le reste de ses visions, elle m’a dit qu’elle avait plein d’histoires dans la tête mais que je posais toujours des questions inattendues et que j’étais très utile pour faire évoluer ses personnages ! Je me méfie et crois à une ruse pour ne pas intégrer un établissement spécialisé. Je tiens à la revoir demain pour me faire une idée plus précise avant de prévenir les parents. Tourne Romane… »
« Cette peste s’est bien foutu de moi !
Elle m’a apporté la nouvelle qu’elle écrit pour un concours de jeune auteur. On y retrouve tous les personnages fantastiques dont elle m‘a parlé mais l’histoire tourne surtout autour d’une jeune fille qui prend un psy pour un crétin.
Un dernier élan d’éthique m’empêche de la faire enfermer à vie pour me venger. Malheureusement pour moi, le fait qu’elle ait la plus grande imagination que je n’ai jamais croisé n’est pas un prétexte suffisant…
Je ne veux plus la voir mettre les pieds dans mon cabinet. »
J’avais fermé les yeux et vis distinctement Karine relever les siens vers moi.
- « Je n’ai même pas gagné le concours avec mon histoire ! Elle était géniale mais c’est un imbécile avec une histoire de crevette qui danse qui l’a remporté… Je n’ai eu le droit qu’à un stylo avec le sigle d’une banque partenaire du concours… »

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