16 octobre 2007

Chapitre 6

Dehors le ciel se teintait de couleurs chaudes. Quelque soit la personne qui s’occupait de teindre les cheveux de la voute céleste, elle devait être le seul coiffeur capable d’embellir quelqu’un en faisant de lui un rouquin. Le soleil peu à peu se cachait derrière l’horizon et la nuit allait bientôt être là. Je me dépêchais de conduire ma nouvelle famille dans une demeure quelconque. Depuis la fin de l’humanité mes journées suivaient des horaires peu orthodoxes et après le sommeil que j’avais récupéré dans les sous-sols de l’hôpital je me sentais peu encline à aller me coucher immédiatement.
J’aurai eu envie de religieuse au chocolat et c’est avec bonheur que j’aurai fait un détour avec le scooter pour passer dans une boulangerie et en ramener pour tout le monde à l’appartement. Mais les boulangeries qui n’avaient pas été pillées par les animaux lançaient des odeurs de nourriture en décomposition qui faisait changer de trottoir le plus hardi des chiens errants. Et encore… les boulangeries ce n’était rien par rapport aux boucheries…
Après un détour par un magasin de DVD et CD d’occasion où je remplis le caddie de films, nous rentrions donc tous les trois à l’appartement pour ne pas en sortir pendant trois ou quatre bons jours. Déjà nous commencions à nous constituer un « quotidien » rythmé de tentatives désespérées de ma part pour faire marcher les différents appareils à notre disposition, le pire fut sans doute aucun, l’installation du système de home cinéma rendue encore plus dure par les commentaires de Karine, commentaires dont le thème récurent tournait toujours autour de ma soi-disant incapacité à faire les choses correctement. Je regrettais d’ailleurs rapidement d’avoir permis à Karine de regarder des DVD car il me fut, pour un certain temps après cela, impossible de dormir plus de deux heures d’affilées, Karine s’occupant de jouer les réveils à mon oreille pour me demander de changer le film vu qu’elle ne pouvait toucher au bouton du lecteur. J’enviais fortement le furet qui lui ne se laissait distraire de ses siestes pour rien au monde, il ne protestait que lorsque je le déplaçais de mon lit jusque dans le petit coin douillet que j’avais construit à son intention mais qu’il boudait parfaitement, préférant sans doute me voir grimacer à chaque fois que je me retrouvais avec un de ses poils dans ma bouche...
Pour embêter Karine je restais des heures dans la cuisine à me préparer des petits plats auxquels elle ne pouvait pas toucher mais qui lui mettait sans aucun doute l’eau à la bouche. Le peu de fois où elle me suivait dans la cuisine pour observer mes gestes de cuistot amateur, j’avais le droit plus que jamais à des remarques lourdes de critiques auxquelles je prenais malin plaisir à répondre pour instaurer une joute verbale dont je sortais, seulement dans ces conditions, vainqueur.
Une fois encore elle m’attaquait alors que j’attrapais le sel et saupoudrait mon filet de bœuf fraichement décongelé que j’avais trouvé dans un grand moment de chance.
- « Tu manges trop salé. C’est mauvais pour la santé. »
Je répondis du tac au tac :
- « Tu veux toujours tout commander. C’est mauvais pour la sociabilité. »
Je fus étonnée par le manque de réponse qui fit écho à ma remarque et fermais les paupières pour la découvrir avec un air désolé sur le visage.
Depuis que j’avais imaginé Karine nos rapports s’étaient créés sur une obligation. J’avais besoin de sa présence tout comme elle avait besoin de la mienne. Moi parce que je ne pouvais vivre cette vie seule, elle parce que sans moi elle n’existait pas. Dans tous les cas là où j’avais voulu une « amie » imaginaire se tenait simplement une fille dont j’avais besoin et cela me contrariait pas mal. Je voulais ce genre de personne avec qui on peut avoir des discussions interminables sur des sujets aussi variés que stupides, comme qui était notre meilleur amant ou comment on s’était retrouvée avec un bonbon coincé dans le nez quand on était petite. Je voulais ce genre de personne qui se sens obligé de vous accompagner au salon international du point de croix parce que cela a l’air de vous tenir tellement à cœur et parce qu’il sait que s’il ne le fait pas lui non plus ne pourra pas vous forcer à faire acte de présence pour un autre événement stupide auquel aura trop honte à aller seul. Pour le moment on en était loin Karine et moi. Très loin.
Ainsi quand ce semblant de sentiment humain passa sur son visage je saisis l’occasion pour commencer à établir un contact plus aimable.
- « Comment tu le sais que le sel est mauvais pour la santé ? »
A son expression changeante je vis que j’avais fait une bourde dans ma façon de m’exprimer et que cela allait me retomber dessus.
« - Peut-être parce que je ne suis pas totalement abrutie tiens ! Désolée d’avoir un brin culture générale !
- Non, non je me suis mal exprimée… Je me demandais juste d’où tu le savais… Euh… Enfin… tu l’as lu ? On te l’a dit ? J’essaie de savoir si tu avais une vie avant en fait… Tu sais, une famille, des amis… Je ne te connais pas beaucoup finalement… »
Elle fronça les sourcils, parut perturbée.
« En fait je n’avais pas réfléchit à ça auparavant… »
Je laissais un silence poli le temps qu’elle fasse le clair.
« - Non. Non, je n’ai pas d’histoire avant que tu m’inventes. Cette sensation est très bizarre en fait… C’est comme si j’étais amnésique, je connais des choses, j’ai l’impression d’avoir vécu plein d’expériences mais dans ma tête il n’y a rien avant. C’est comme pour la faim tu vois. J’ai faim psychologiquement alors que je n’ai pas besoin de manger. Ca n’empêche que je connais la faim quand même… Mes souvenirs quand à eux, commencent l’autre fois dans l’appartement, pas avant. J’ai l’expérience et la maturité d’une jeune femme mais je viens à peine de naître…
- De naître ?... »
Naitre n’était pas le terme qui me venait le plus facilement à l’esprit alors que je la regardais. A l’image de la jeune femme sure d’elle que j’vais en face de moi, s’ajouta celle d’un gros bébé joufflu et baveur… J’eu du mal à ne pas enchainer sur le sujet…
« - Et comment tu l’as vécu ta naissance ? Tu dois être capable de t’en rappeler nan ? Ca doit être une chance, nous les seuls moments où on est susceptible de s’en souvenir car c’est encore assez récent, on concentre tous nos effort non pas dans la sauvegarde de ce souvenir, mais dans l’apprentissage du langage… Tout ça pour quoi ? Pour finir par la prononciation enthousiaste d’un mot stupide qui sera le plus souvent maman, papa ou gnagnlagno.
- Gnagnlagno ?
- Tous les bébés disent un gnagnlagno un jour, un gnagnlagno c’est le mot qui peut tout vouloir dire, il y aura toujours un adulte assez crétin à côté du chérubin pour lui trouver une signification. La tante débile qui va s’exclamer : Oh il a dit pas de lolo je l’ai entendu, je l’ai entendu ! En fait non, le bébé a dit gnagnlagno. Et après on s’étonne quand un gamin dit pétacle au lieu de spectacle et que plus tard, gardant des séquelles il confond les mots stalactites et stalagmites ! Oui… donc… ta naissance ?
- J’ai… euh… un souvenir très flou, tu vois comme si je flottais dans quelque chose. Je traduis mais en fait ce n’était pas vraiment un état, c’était plus comme si je baignais dans un sentiment alors ce n’est pas évident… Matériellement ça aurait été comme si je baignais dans un liquide très épais… et épicé ! Comme si j’étais dans de la moutarde tu vois… Ouais… »
Elle se mordit la lèvre.
« - Enfin bref, en fait en même temps, parce que ce n’était pas du passé tout ça, à la fois oui et à la fois c’était du présent comme si le temps entier dans son infinité avait été en même temps… Ca devient dur pour m’exprimer là… Donc en même temps j’étais devant toi et tu étais en train de me parler et je n’avais pas d’oreilles… C’était très gênant… Là le temps s’écoulait normalement et j’ai râlé parce que je savais que tu avais oublié les oreilles…
- Comment tu savais que c’était moi qui t’avais créé ?
- Je t’ai reconnu. C’était logique. J’étais faite à ton image. Les oreilles en moins… et le reste en mieux… »
Aussi blessante qu’ait pu être cette remarque, je ne pouvais malheureusement que la confirmer. J’avais fait de Karine un idéal de beauté féminine, plein d’un charme qu’elle savait parfaitement mettre en avant de façon tout à fait innocente et incontrôlée.
Il fallait au moins ça pour oublier le caractère de chien qui se cachait derrière.
« - Et d’ailleurs par rapport à un homme, qu’est ce que tu ne peux pas faire ou qu’est ce que tu peux faire ?
- Bah par rapport à un homme je ne peux pas uriner en position debout mais je peux faire deux choses en même temps ! »
Elle me lança un sourire ironique.
« Tu as comprit ce que je voulais dire… »
Elle sourit de plus belle.
« - Je n’ai pas besoin de manger. Je n’ai pas besoin de dormir non plus. Ca tu le sais. Pas la peine de prendre de douche non plus, je ne me salis pas. Heureusement d’ailleurs parce que je ne pourrai pas toucher l’eau. Je n’arrive à rien toucher. Je n’ai d’emprise sur aucun objet… Mais je ne passe au travers de rien tout de même… Il y a comme une sorte de force à chaque chose, une force qui fait barrière. Par exemple si j’étais dans une pièce avec la porte fermée je serai totalement enfermée. Je ne pourrai pas traverser les murs pour sortir, mais je ne pourrai pas plus tourner la poignée pour ouvrir la porte. Le sol a une consistance également, pas de problème pour marcher dessus, m’y asseoir ou m’y allonger et lorsqu’il s’agit de ça, un appui, je peux le faire aussi sur d’autres choses, ton lit par exemple ou un banc, une marche d’escalier… Enfin l’autre différence c’est que tu es la seule à me voir, je passe à côté des chiens sans problème alors qu’ils ne sont jamais indifférents quand toi tu es à proximité…
- Ca semble logique oui. Comme tu es imaginaire, tu ne peux malheureusement avoir aucune influence sur le monde réel… »
Sa voix traduisit soudain un enthousiasme naissant.
« Non ! Non. Je suis presque sure que je peux faire plus… attends… »
Sa tête chercha frénétiquement un objet pour faire sa démonstration.
« Tiens, prends ça ! »
Elle pointa le doigt sur quelque chose dans mon dos. Nous étions encore dans la cuisine et lorsque je me retournais et vis ce qu’elle montrait je laissais échapper ma surprise.
« - Mais qu’est ce que tu comptes faire avec cette fourchette ?
- Les deux, prends les deux ! Elles n’ont pas la même couleur mais elles ont la même forme ! Bien maintenant ferme les yeux, mélange les. »
L’exercice se compliqua à ce moment là, car à force de fermer les yeux pour la voir elle, de les ouvrir pour voir le reste, j’avais besoin d’une seconde ou deux de réflexion avant de savoir quelle était véritablement la position ouverte ou fermée de mes paupières…
« Okay, maintenant garde en une dans chaque main. Voilà eh bien la blanche est dans ta main droite et l’autre dans la gauche. »
J’ouvris les yeux. Les refermais.
« - Oui bon… et ?
- Je les voyais !
- …
- Si je ne dépends que de ton imagination, je ne peux pas connaître des choses que tu ne connais pas toi-même ! Tu ne savais pas où étaient les fourchettes donc je n’aurais pas du être capable de le savoir moi non plus !
- Ouais enfin bon… sur deux fourchettes ça te laisse une chance sur deux… Moi aussi je peux le faire… »
Elle me fit recommencer l’expérience une dizaine de fois, ponctuant de « Tu vois, tu vois ! » hystériques chaque réponse correcte qu’elle donnait.
« - D’accord j’admets que c’est fort, mais il y a encore une probabilité que cela vienne de moi malgré tout.
- Quelle mauvaise foi ! Comment tu veux que ça viennes de toi tu as les yeux clos !
- Inconsciemment quand je mélange j’analyse mes gestes et m’en rappelle si bien qu’à la fin je suis inconsciemment capable de dire où sont les fourchettes. Souviens toi, théoriquement tu es une manifestation de mon inconscient donc c’est plutôt logique… Ou je suis dotée d’un don de médiumnité qui sait… »
Mon premier argument avait fait mouche, elle réfléchit, décidée à me prouver ce qu’elle avançait.
« - J’ai une autre idée !
- Allons bon.
- Tu es déjà monté dans l’appartement des voisins à l’étage supérieur ?
- Non.
- Bien ! Je vais monter et je vais le visiter. Je redescendrai ensuite et je te ferai une description la plus fidèle possible des lieux, après quoi tu monteras à ton tour pour constater que leur appartement est tout comme je l’avais représenté ! Tu veux bien ?
- Bah pourquoi pas… »
Après un sourire appuyé elle courut presque pour rejoindre l’étage… pour en redescendre une minute plus tard.
« - Déjà ?
- La porte était fermée… Je vais aller dans les appartements d’en face… »
Pendant la demi-heure suivante je ne la revis pas. Je pus revenir dans la mezzanine de l’habitation pour finir mon repas tout en laissant Gitz picorer dans mon assiette sans la moindre notion d’hygiène. Ce n’était pourtant pas le moment de tomber malade, d’un côté moi qui perdais toujours ma carte vitale là je pourrai avoir les médicaments sans problème, mais d’un autre pour ce qui est du diagnostique et de l’ordonnance précise, j’avais grand intérêt à me farcir la lecture de quelques dico médicaux un de ces quatre…
Je commençais à l’aide de quelques morceaux de sucre à dresser le furet à faire des tours. Lorsqu’une toux polie sur ma droite m’indiqua le retour de Karine dans l’appartement, je venais tout juste de faire comprendre au furet que le sucre se mangeait…
Derrière mes yeux clos Karine me détailla l’appartement de « E. et S. Gilbourgh » - elle avait regardé sur la sonnette leur nom – l’emplacement de la chambre par rapport à la salle de bain et telle autre pièce puis des détails sur l’emplacement des objets, de la lampe de chevet à la pile de vaisselle en cristal style cadeau de mariage, en passant par l’attirail sadomasochiste de monsieur et la collection de godemichets de madame dans un panier sous le lit… Je n’osais pas lui dire que je n’en retenais pas la moitié, j’espérais simplement qu’une fois sur place si les objets étaient bien tout comme elle le disait cela me frapperait et me reviendrait en mémoire.
Je commençais, alors qu’elle continuait sa description enflammée à me poser la question fatale : « Et si c’était vrai ? » Oui, et si tout était exactement comme elle en parlait ? J’avais beau me chercher des excuses, il n’y avait pas la moindre chance que même inconsciemment je sache à quoi ressemble l’appartement du troisième étage de l’immeuble d’en face. Qu’est ce que ça voudrait dire alors ? C’était d’autant plus prenant cette histoire que mon cerveau avait tout fait jusqu’à maintenant pour intégrer de plus en plus Karine dans la réalité. Si tout cela s’avérait vrai, ce serait dépasser une frontière que la science ne pouvait expliquer. Si tout était faux alors je ne comprenais pas pourquoi mon cerveau après avoir fait tous ces efforts prenait tant de mal pour me prouver que Karine n’était que ça : mon imagination.
Arriva le moment où je du me lever pour aller vérifier. Je me rendis de l’autre côté de la rue sous les aboiements des chiens. La porte était bien ouverte et j’entrais dans l’immeuble en jetant un coup d’œil sur les boites aux lettres. Le nom Gilbourgh y figurait bien. J’en eu un sentiment d’impuissance total.
Après deux étages, une odeur singulière agressa mes narines. Je poussais une exclamation dégoûtée et plaçais mon gilet sur mon visage pour masquer quelque peu l’odeur horrible qui me donnait les larmes aux yeux.
« Mais c’est quoi cette puanteur ! »
Karine leva le nez en l’air puis déclara :
« - Bon eh bien par rapport aux hommes je crois aussi que je n’ai pas d’odorat…
- Non mais ce n’est pas possible là… Je ne vais jamais pouvoir monter là haut sans vomir…
- Alors tu vomiras ! Mais tu vas devoir avancer et y aller parce que je ne veux pas avoir mémorisé tous ces trucs pour rien !
- Karine, vraiment tu ne te rends pas compte ! Crois moi tu ne sais pas quel bonheur tu as d’avoir des narines qui ne servent à rien ! Ah nan mais là je ne peux vraiment pas avancer ! Même rester ici… J’vais me sentir mal ! »
Je soulignais mon intention en descendant une marche tout en bloquant ma respiration. Karine me contourna rapidement.
« - Non ! Non ! Ne pars pas ! Tu dois monter là haut et regarder ce qu’il y a !
- Karine enfin, tu pourras le refaire avec un autre appartement… »
Comme les larmes me montaient aux yeux et que je les plissais quelque peu, Karine m’apparaissait légèrement et je la voyais s’énerver devant moi et faire de grands gestes.
« - Non ! Non ! Il ne faut pas que tu partes ! Tu dois y aller maintenant ! Parce que si tu n’y vas pas tu ne pourras jamais le faire !
- Mais qu’est ce que tu racontes ! Je te promets je veux bien aller voir tous les appartements que tu veux si je pars. »
Je continuais à descendre les marches lentement.
« Non ! »
Je voyais ses mains danser devant moi dans une tentative désespérée de me retenir.
« Non parce que c’est peut-être une odeur dans ta tête ! C’est ce que tu es en train de te dire n’est ce pas ? Que ton cerveau invente une odeur immonde pour ne pas voir cet appartement et ne pas constater qu’il n’y a rien de ce que j’ai décrit ! Parce que si je suis une créature de ton imagination et seulement ça, inconsciemment tu ne veux pas le savoir alors il provoque un phénomène pour t’éviter d’être confronté à la preuve que je dis n’importe quoi ! Si c’est ça, tu le sais, il y aura un problème dans tous les appartements que je vais vouloir te montrer ! Il faut que tu ailles voir celui-là ! »
L’idée m’avait effectivement traversé l’esprit. J’étais vraiment curieuse de voir l’appartement pour savoir, parce que j’y avais cru un peu à son histoire, que je me sentais bête, j’avais besoin de vérifier… Mais l’odeur… Ce n’était tout simplement pas humain…
« - Je suis désolée Karine…
- Nooooooon ! »
Puis soudain alors qu’elle tempêtait dans tous les sens devant moi je sentis ce contact. Un contact vraiment infime, comme une petite décharge électrique sur mon bras qu’elle tentait d’attraper inutilement depuis que je faisais mine de partir. A peine le contact s’était fait sentir qu’il disparu et je me mis aussitôt à douter même de l’avoir senti. Mais cela avait suffi à me bloquer dans ma lancée. Elle senti le changement d’attitude sans avoir visiblement conscience du moindre contact entre nous deux. Sa voix se fit plus douce.
« S’il te plait. C’est peut-être dur à supporter mais je ne te demande que deux minutes là haut, tu verras tout de suite si ce que je t’ai dit est là ou non… »
Je déglutis, chose à éviter car j’eu l’impression que l’odeur descendait dans ma gorge et je retenais un haut le cœur, crispée la main sur ma poitrine, la respiration bloquée. J’articulais difficilement ces deux syllabes :
« O.K. »
Je passais la tête au-delà de la rambarde de l’escalier, vers l’étage inférieur dans le but de prendre une bonne goulée d’air et remplir mes poumons de senteurs moins polluées. Puis je courus le plus rapidement possible sur les marches qui me séparaient du troisième étage.
Je ne pus atteindre le palier, car peu avant la chose qui produisait pareille odeur se trouva dans mon champ de vision. Un chien crevé. Il était là devant la porte de l’appartement, couché sur son ventre ou sur le lambeau de chaire qu’il en restait. Je saisis rapidement la couleur infecte de la mort qui l’habillait, pourriture et décomposition mêlée et peut-être imaginais-je la masse grouillante qui y régnait, peut-être était-elle vraie, elle provoqua un hoquet de surprise. L’air contenu dans mes joues disparu pour laisser la place à une chose nauséabonde qui descendit le long de ma gorge jusqu’à mon estomac, empoignant ce qu’il contenait avant de faire le trajet de retour. Je me vidais contre le mur et, dans ma précipitation, un peu sur mon jeans aussi, avant de rejoindre enfin la sécurité du deuxième étage qui m’apparaissait alors comme un ilot de bonheur brut.
« Remonte ! »
Je ne prie pas la peine de situer où Karine se trouvait, je fis un doigt d’honneur dans le vide et après avoir repris mon souffle je sortis tant bien que mal de l’immeuble et rejoignis celui que nous squattions jusque là. Lorsque j’ouvris la porte le furet accourut pour m’accueillir, il stoppa pourtant son élan à un mètre de moi, leva le museau paniqué et s’enfuit sous le lit d’où je ne réussirai à le faire sortir que le lendemain. Je collais mon nez contre mon gilet, ma gorge se contracta à nouveau, mais mon estomac était vide et ce ne fut non plus salissant mais simplement extrêmement désagréable. Je rejoignis la rue et me débarrassais de mes vêtements. Le froid mordit ma chaire mais la fureur qui m’habitait me tenait suffisamment chaud pour que je n’y prête pas attention. Je me rendis au tabac le plus proche, nue comme un vers et revins avec un briquet que j’agitais frénétiquement sur la toile de mon pantalon qui ne voulait malgré tout pas s’enflammer. Je finis par y verser un peu d’essence avant de sentir enfin une libération venir en moi à mesure que le tas de tissus disparaissait sous les flammes.
J’explosais :
« Karine ! Saleté d’ami imaginaire, tu te fous de moi ou quoi ! »
Personne ne répondit. Je continuais à hurler, les yeux fermés sans qu’elle n’apparaisse nulle part.
« Et le chien ? Tu l’avais oublié le chien ? Le bibelot en porcelaine, kitsch à mort selon toi, sur l’étagère ça tu l’avais bien vu, mais le chien mort devant la porte de l’appartement j’imagine qu’il t’était sorti de la tête ! Oh bah oui pourquoi prévenir cette chère Ambre qu’un cabot puant était venu pourrir sur le palier ? J’en ai marre, j’en ai ras le bol ! Mais qu’est ce que j’ai fait bon dieu pour vivre tout ça ! Pourquoi moi ? Pourquoi ? Mais merde, venez me chercher moi aussi, je veux partir moi aussi ! Je ne veux pas de tout ça ! Mais putain quoi ! Allez ! »
Et Dieu me répondit si bien que j’arrêtais de hurler.
J’écoutais Dieu.
Dieu grognait.
Je fronçais les sourcils et me retournais.
A quelques mètres à peine de moi, un énorme chien me regardait fixement. Ne venant pas d’une famille très portée sur les animaux de compagnies autres que les poissons rouges, je n’ai jamais été capable d’identifier les différents races de chiens les unes des autres. Celui là c’était pour moi la race des « gros chiens à l’air très méchant », le genre de chien que les nazis auraient aimé avoir au bout de leur laisse mais qui provenaient de croisements génétiques du style lion-canin, qu’il n’était pas possible d’effectuer encore à l’époque. Ce que je retenais surtout comme détail c’était la bouche, la bouche tremblante sur des crocs saillants et laissant échapper un son pour le moins inquiétant. La colère s’évapora en moi pour être remplacée par une peur tenace et incontrôlable.
Par réflexe je portais ma main à ma ceinture mais elle n’entra en contact qu’avec ma peau nue. L’arme…
Il était évidant que d’une seconde à l’autre le molosse allait me sauter dessus et me déchiqueter en morceaux et j’étais totalement impuissante, il n’y avait aucune solution et je ne pouvais compter que sur moi même. La courbe du temps s’allongea ou alors je me mis à penser rapidement, très rapidement. Dire que j’avais déjà eu des conversations à propos de ce genre de situation, que faire quand un chien attaque ? J’avais entendu beaucoup de choses, se mettre à plat ventre par terre, baisser les yeux et ne surtout pas le regarder, le frapper sur la truffe… La seule chose qui ne me vint pas à l’esprit était de m’enfuir, mais je n’aurai pas fait deux mètres avant qu’il me rattrape. J’ignorais parfaitement comment réagir. Me mettre à plat ventre ? S’il avait faim je finirai dans son estomac à plat ventre ou pas. Baisser les yeux ? Il le fallait certainement mais comment oser le perdre de vue alors qu’il s’apprêtait à s’élancer vers moi ? Dans le doute je fixais simplement ses pattes, mais ce n’était pas plus rassurant. Le frapper à la truffe ? Comme s’il était possible que je l’atteigne…
Puis il bondit enfin. Dans un ultime reflexe je vins protéger mon visage avec mon avant bras. Ce fut exactement là où je sentis les crocs entrer dans ma chaire et la serrer avec tant de puissance alors que je tombais sur le sol. Une vague de douleur déferla dans mon membre et bientôt les griffes de ses pattes la firent résonner à divers endroit de mon corps. J’appelais Karine avec toute la force de mes poumons. A peine une seconde plus tard elle était là à côté de moi, je la voyais distinctement bien que mes yeux soient ouverts. La mâchoire continuait à s’enfoncer dans mon bras et un liquide épais et chaud coulait sur mon visage tandis que je me débattais avec la rage du désespoir.
« - Karine !
- Je ne peux pas le toucher ! Je ne peux pas le toucher ! »
Elle était encore plus paniquée et tétanisée que moi d’assister, inutile, à ce spectacle.
Je ne pouvais résister encore bien longtemps.
« Tu m’as touchée tout à l’heure ! Tu m’as touchée ! Tu peux le faire ! »
Mais elle ne me répondit que par une grimace de terreur qui déforma les traits de son si parfait visage. Elle ne semblait pas même réussir à parler.
Soudain sous les doigts de mon autre main, violement repoussée sur le sol par la patte du chien, je sentis un objet indéfinissable à la forme allongée que j’attrapais prestement. Avec les dernières forces que je possédais je levais ma main et frappais la tête du monstre. Le choc emporta légèrement la bête en arrière ainsi que mon bras droit coincé entre ses mâchoires, si bien que la seule chose à laquelle je pus prêter attention fut la nouvelle vague de souffrance que cela provoquait. Enfin alors que je me persuadais que tout était perdu, la force qui enserrait mon bras se fit moins énergique et un poids certain m’écrasa peu à peu. Après quelques secondes d’hésitation je sortis mon visage de la protection de mon bras et regardais celui-ci. L’animal s’y tenait toujours, bien que moins fortement, les pupilles fixées sur moi, immobile, un long tesson de bouteille enfoncé dans la tempe. Un sang foncé s’en échappait pour venir se mêler au mien. Mon cœur et mon souffle battaient à un rythme infernal.
« Romane ! Romane ? Ca va ? »
Je ne répondis pas.
Avec une douleur insoutenable je me débarrassais de la gueule et m’éloignais du cadavre du chien, poussant sur son cou de ma main blessée par le tesson de verre, sur un collier retenant une médaille où je vis inscrit en lettres majuscules : « SWEETY ».
Mon corps n’avait jamais connu pareille douleur.
« Il faut que tu ailles te soigner Ambre, il faut que tu ailles jusque dans une pharmacie rapidement ! »
La pharmacie était trop loin. Il y avait cependant le cabinet d’un médecin dans cette rue. Dans un état de choc semi-conscient je parvins à grimper les marches jusqu’au premier étage et à me soigner tant bien que mal avec le matériel que j’y trouvais et mon inexpérience certaine dans le domaine médical.
S’occuper de mon bras était la priorité. Karine me donnait des instructions à suivre lorsque mon cerveau avait du mal à faire la part des choses. Il fallu nettoyer puis refermer la plaie avec du fil et une aiguille, expérience traumatisante et douloureuse, surtout pour quelqu’un qui n’avait jamais su accrocher un bouton sur une chemise. Mes points de suture ressemblaient plus à une œuvre d’art abstraite qu’à une tentative de fermeture des chairs et je n’osais pas imaginer l’allure de la cicatrice que tout cela allait laisser… Compresses stériles et bandes finirent teintées d’un rouge sombre puis jetées sur le sol avant d’entourer mon corps dans une quasi-totalité. Au moins j’avais presque l’air habillée...
J’étais épuisée, ma tête tournait dangereusement, j’imaginais ne pas avoir perdu assez de sang pour m’inquiéter mais suffisamment pour être sonnée et déphasée. J’emportais dans un sac plastique assez de matériel pour continuer à me soigner à l’appartement, et rejoignis celui-ci.
J’eus à lutter plusieurs jours dans mon lit avec la douleur. Karine resta à mes côtés sans dire un mot, je n’en prononçais pas plus, me contentant de gémir la nuit car je ne trouvais pas de position assez confortable pour trouver le sommeil. Puis enfin après quelques jours mon état s’améliora sensiblement et je pus reprendre une vie à peu près normale, quoi que rythmée par les soins réguliers à faire aux plaies plus profondes qui ne s’étaient pas résorbées encore, mais, fort heureusement, ne s’étaient pas infectées non plus.
Ce fut à l’un de ces moments que Karine ce décida enfin à m’adresser la parole.
« Je suis désolée… »
Je lui en voulais encore. J’ignorais ses excuses et continuais à passer l’éponge sur mon bras en faisant bien attention à ne pas arracher les fils.
« - J’aurai du te le dire pour le chien…
- Lequel au juste ? Celui qui m’a retourné de l’intérieur ou celui qui m’a attaqué à l’extérieur ? »
« Romane je n’y suis pour rien dans l’attaque du chien ! Je ne pouvais pas savoir qu’un chien allait te sauter dessus !
- Mais visiblement l’ivrogne qui a pété une bouteille de bière sur le sol m’a bien plus aidé que toi pour m’en sortir ! Tu te rends compte Karine à quel point c’est un foutu miracle que je n’ai pas fini dans son estomac et celui de quelques charognards ? J’ai tué ce molosse en enfonçant un tesson de verre dans son crâne, combien de chance j’avais d’y parvenir ?
- Mais… Je ne pouvais rien faire ! Je me suis précipitée lorsque tu as crié au secours mais je ne pouvais rien faire… Rien…
- Pourquoi tu m’as emmenée dans cet appartement déjà ? Pour me prouver que tu pouvais avoir une existence autre qu’imaginaire ? Bah bravo la preuve est faite… Tu ne pouvais rien faire… »
Elle me regardait horrifiée, effrayée, se mordant la lèvre inférieure. Je connaissais sa culpabilité mais je ne pouvais m’empêcher de faire sortir ma colère.
« - Je… Je ne peux que voir… Je ne peux rien toucher…
- Tu n’as même pas essayé ! »
Elle leva les yeux vers moi, tremblante mais déterminée.
« - Alors tu me crois ? Que je peux faire plus qu’être simplement imaginaire ?
- TU M’AS TOUCHEE ! »
Sur son visage l’expression de panique s’intensifia encore.
« - Tu m’as touchée… Quand tu tentais de me retenir pour que je monte visiter l’appartement. J’ai senti un contact. Ça n’a pas duré une seconde, mais je l’ai senti. Je suis sure de ne pas l’avoir inventé… »
Elle continua à me regarder, immobile et visiblement surprise. Je détournais le regard et soupirais. Maintenant que la vérité était sortie je me sentais stupide. Je n’avais pas à lui en vouloir, je reportais seulement sur elle le trop plein d’émotions de ces derniers temps…
« - Oui. Je te crois. Je suis sure que l’appartement est exactement comme tu l’avais décris… Ecoute… Pardonne-moi d’avoir crié, je sais que tu voulais m’aider. J’ai eu peur, très peur. Je n’ai pas vu ma vie défiler devant mes yeux mais j’étais persuadée de mourir là bas. Tu m’as touché une fois mais ça ne voulait pas dire que tu pouvais le refaire comme tu le voulais…
- Je n’ai rien senti… Si j’avais cru une seconde que je pouvais agir physiquement sur les choses j’aurai tout fait pour te sortir de cette situation, je te jure…
- Au moins avec tout ça maintenant je te vois les yeux ouverts ! Et je ne te vois plus quand je les ferme…
- J’avais remarqué...
- Tu sais, ce n’est pas facile pour moi. Tu es là bien sur et ça m’aide mais… Même si je tente de ne pas trop y penser ma vie d’avant me manque. Tous les gens que je connaissais ont disparu et j’ignore ce qu’ils sont devenus, j’ai une absence permanente autour de moi. Même si tu es là, tout ça est angoissant. Il n’y a plus de bruit dehors. On n’entend plus de voitures klaxonner ou les gens qui parlent trop fort… Le bruit d’une foule me hante la nuit. »
Je sentais les larmes me monter aux yeux et un flot de paroles remonter en moi en même temps que le mal être que j’avais voulu ignorer.
- Tu avais raison en fait, je veux comprendre pourquoi je suis la seule qui reste ici. Pourquoi tout le monde n’est plus là. Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça ? C’est une punition pour quelque chose ? Un oubli ? Je suis sensée faire quoi ? Mais plus je me pose de questions plus je me persuade d’une chose : il n’y a rien derrière tout ça. C’est comme ça et c’est tout. C’est du hasard, c’est du manque de bol. Je ne sers à rien ici, je peux juste tenter de survivre et puis un jour je mourrai et ça ne changera rien, rien du tout. Qu’on m’ait oublié dans la disparition collective ou pas ça ne fait aucune différence ! Il n’y a rien qui importe, que je vive, que je meurs, c’est pareil ! Je n’ai pas le courage de mourir. J’affronte déjà une sorte de nouveau monde et c’est déjà si dur, je ne veux pas affronter encore une inconnue. Alors je vais vivre. Okay ! Mais je vais avoir tant de mal à le faire ! Aujourd’hui je peux crever à cause d’un chien ou je peux mourir de la grippe parce que je ne saurai pas comment me soigner, je peux tomber dans un trou, ce n’est pas Gitz qui viendra m’aider à en sortir, je peux m’étouffer avec une pistache ou manger un biscuit avarié et faire une intoxication alimentaire ! Bientôt il faudra que je chasse ou que je cultive pour manger et tu crois que je vais y réussir ? Nan bien sur que non ! Je suis née à une époque où on est assisté par des machines pour tout faire ! Où tout se trouve à portée de main ! Je ne suis pas née pour vivre comme une femme des cavernes ! Pourtant c’est plus ou moins à cette étape de l’évolution que je vais me retrouver ! Bon je serai mieux fringuée mais à quoi ça me servira ! Qu’est ce que je vais faire ? Comment je vais m’occuper ? Faut que je me trouve une raison de vivre tu comprends… »
Karine me regarda désolée.
« Je suis désolée je voudrais te prendre dans mes bras là, mais… »
Un sourire se dessina sur mes lèvres mais il fut chassé rapidement.
« Tu sais… Ce que je vais te dire ne repose sur rien… Mais depuis l’incident dans l’appartement je suis persuadée que tu n’es pas là pour rien. J’ai l’intime conviction… Je sais que tu as un grand rôle à jouer dans quelque chose. Toute cette histoire ça ne peut pas être arrivée pour rien… et même si nos recherches n’ont abouti à rien, un jour on finira par comprendre et tout sera clair… »
Les mots de Karine me faisaient du bien, les jours suivants, lorsque mon état deviendra vraiment meilleur, elle me ferait payer cette marque de faiblesse, qu’elle considéra comme un coup de couteau dans son fort caractère, mais à cet instant sa présence était une bénédiction.
Je n’eu pas vraiment le temps d’approfondir une réflexion sur ce point cela dit, car cinq secondes exactement après sa déclaration, toutes les lumières de l’appartement s’éteignirent de concert.

Aucun commentaire: