Quand la quasi-totalité de l’espèce humaine disparaît comme par enchantement, la notion de choses possiblement réalisables a une tendance à s’étirer pour englober un bon paquet de faits. J’en étais surement à deux doigts de croire à nouveau au Père-Noel. En admettant que Karine ne se trompe pas et en admettant que des êtres comme le yeti, les elfes, les fées aient pu exister, ces créatures devaient être encore là…
« - Ambre je te le répète, il n’y a personne qui descendra par la cheminée pour te violer, arrête ! C’est le troisième appartement qu’on fait, et à chaque fois il n’y avait aucune cheminée !
- Ce n’est pas une raison qu’il n’y ait pas de cheminée ! Il trouve toujours un moyen pour rentrer !
- N’y vois rien de personnel, mais j’vais aller voir le furet si tu veux bien… »
Une semaine passa, rythmée par nos entrainements respectifs. Moi l’arme à feu et la survie mode post-apocalyptique et Karine sur ses dons étranges, le tout avec des résultats plus ou moins concluants.
« Aaaaah ! De l’eau, de l’eau ! »
Rapidement je lançais mon livre à travers la pièce et me précipitais pour répondre à l’appel à l’aide. Dans une pièce voisine Karine courrait partout, une grimace sur le visage et les mains devant elle. Une fois en face de cette scène je me retrouvais totalement impuissante, me demandant ce qu’elle attendait de moi.
« De l’eau !
- Mais de l’eau pour faire quoi ? »
Elle s’arrêta enfin et répondit avec un air de dégout :
« - Je dois me laver les mains !
- Mais tu ne peux pas toucher l’eau ! Qu’est ce que…
- Je ne peux pas toucher l’eau mais j’ai touché ce truc là, la sculpture bizarre de l’ancien locataire de l’appartement ! »
- Quoi ? L’espèce de stick argenté là ? Mais c’est quoi le problème, si tu as vraiment le don de tout comprendre depuis l’intérieur, toucher une œuvre d’art ça doit être une expérience géniale !
- Oh le côté expérience artistique, oui c’est super intéressant, mais jette-la à la poubelle ! Tu ne veux pas savoir pourquoi le type qui habitait ici l’a acheté et ce qu’il a fait avec… où… »
La sculpture phallique passa par la fenêtre.
Trois jours pour vider la cave d’un immeuble, une pièce fraiche pour garder certains produits. Malheureusement ma tentative désespérée pour y faire, selon une recette trouvée dans un livre, de la viande séchée, ma seule chance de conserver le peu de viande que je trouvais dans les congélateurs avant qu’elle ne se réchauffe, se solda par un échec cuisant et eu pour premier effet d’y introduire une invasion de mouches. Il fallu attendre trois jours de plus et quelques bombes d’insecticide pour retenter l’expérience, mais il était déjà trop tard.
Au fil des jours après qu’elle ait réussi à toucher une petite vingtaine de pièces du mobilier, je fis remarquer à Karine que ce qu’elle faisait pour se détendre, dresser le furet, méritais peut-être autant d’attention que ses exercices sur le toucher. En effet j’étais impressionnée par la facilitée qu’elle avait à se faire comprendre par la bestiole. En seulement deux jours Gitz avait assimilé les positions assis, couché et chandelle.
« Pour le moment ça ne sert à rien, c’est vrai, mais peut-être que tu finiras par lui apprendre à être un furet. Il ira chasser des petits animaux et je pourrai manger de la viande ! »
Peu à peu nous nous améliorions chacune dans nos domaines. Doucement soit, mais nous avancions. La chance aidait beaucoup aussi...
« - Karine ! Karine ! Regarde ! J’ai tué un pigeon !
- Avec le fusil à plombs que tu as trouvé ?
- Oui !
- Bravo ! C’est dingue ! Toutes mes félicitations ! »
Je répondis un grand merci et proportionnellement un aussi grand sourire.
« - Tu es passée aux cibles mouvantes alors ?
- Bah… en fait… Non pas encore. Disons qu’il volait très bas, à peu près à la hauteur que je visais… »
Et puis très fière de mon exploit malgré tout et légèrement poussée par mon manque de viande à ce moment là, mes dernières denrées animales s’étant décomposées dans la cave, je décidais de plumer l’oiseau pour le cuisiner.
C’est aussi de façon totalement involontaire que Karine le toucha et m’informa du nombre de maladies que j’attraperai si jamais je m’aventurai à avaler une bouchée de sa chaire, ponctuant le tout d’un :
« Et puis c’est logique, comment tu peux avoir envie de manger un piaf qui a des champignons sur les pattes, on aurait dit qu’il avait des mini-tomates sur les doigts ! »
La faim cela dit je gérais. Le froid j’avais plus de mal. Finie l’héroïne sexy qui avait vécu la fin du monde et en prenait possession comme son royaume. J’étais passée en mode mamie : pulls de laine et gros tricots et je prenais une douche seulement tous les deux jours pour éviter tout contact avec l’eau glacée qui coulait des robinets de la baignoire. Le fait de me dire que des millions de personnes avaient du vivre autrefois sans la fée électricité ne m’était d’aucun réconfort, tant mieux pour Laura Ingalls si elle arrivait à passer le temps avec un bout de bois et quatre cailloux, moi je flippais à l’idée d’aller aux toilettes la nuit sans pouvoir allumer la lumière !
Il y avait encore tellement de chemin à parcourir avant de devenir une véritable habitante du monde détruit. Je quittais peu nos demeures temporaire pour mettre le nez dehors, ou juste pour des endroits fermés. La bibliothèque principalement. Je cherchais des idées dans les livres, des réponses à des questions que je ne savais même pas énoncer véritablement, je cherchais un mode d’emploi qui n’existait pas. J’abandonnais rapidement mes lectures de manuels techniques, lassée d’ingurgiter des pages de textes dont seulement quelques lignes m’étaient véritablement utiles. Les romans me faisaient passer le temps au moins eux. J’avais le besoin de devenir cette encyclopédie vivante pour parer à toutes éventualités, mais ma situation demandait un tri informatif imposant, il y avait de nombreuses choses à oublier alors qu’elles étaient considérées comme vitales auparavant. J’avais l’air fine à savoir maitriser parfaitement un téléphone portable que je ne pouvais même plus recharger…
Heureusement la situation allait changer.
Le don de Karine était fabuleux mais elle ne le maitrisait pas. La bonne volonté qu’elle mettait sans faiblir à poser ses mains sur tout et n’importe quoi était rafraichissante, mais elle m’avoua un soir que la progression de son don se faisait sans elle.
« - Les changements ne viennent pas de mon bon vouloir. Tout ça n’a rien à voir avec le fait que je m’entraine. En réalité le fait que je m’entraine ça ne sert absolument à rien. Quand je touche un objet à chaque fois c’est comme si c’était par hasard, pas parce que je me suis concentrée deux heures dessus. J’ai l’impression que je ne peux pas forcer ces choses là à se faire. Je le sens, je change de l’intérieur. C’est comme quelque chose qui monte de plus en plus au fond de moi. J’ai le sentiment de devenir quelqu’un d’autre. Ca s’accomplit au fur et à mesure de plus en plus, mais cette montée c’est très perturbant, je vais devenir quoi au bout de tout ça ?
- Tu deviens une femme, ma fille ! Je te souhaite simplement que ça ne fasse pas trop mal au ventre tous les mois, ça c’est l’horreur… »
Toujours est-il qu’à force de laisser des livres éparpillés un peu partout du sol au plafond, il arriva enfin que Karine en touche un. Elle vînt me voir avec hésitation et incertitude et me demanda presque timidement, en me donnant le titre de l’ouvrage, ce qu’il se passait à l’intérieur. Comme je n’avais pas entamé cette lecture-ci, je dus l’ouvrir et lui lire à voix haute les première lignes avant qu’elle ne m’arrête dans mon élan.
« - Je l’ai lu ! En le touchant j’ai lu tout le roman ! Le tout en à peine une seconde !
- Tout le roman ?
- Oui, la moindre ligne !
- Tu veux dire que tu connais tous les personnages, les lieux, l’histoire, que tu pourrais en parler ?
- Tu veux un compte rendu ou quoi ?
- C’est fantastique ! Tu comprends les possibilités que ça ouvre ?
Elle répondit d’un joli sourire qu’elle perdit aussitôt lorsque je lui ordonnais de rester assise devant le tome A de la Grande Encyclopédie jusqu’à ce qu’elle le touche enfin.
- Le prochain objet que tu dois toucher c’est ça !
- Y’a comme un traquenard là…
- C’est toi mon mode d’emploi ! Tu vas te faire une culture générale béton en touchant des tonnes de livres. C’est la méthode la plus rapide ! Tu touches, tu fais le tri et ensuite tu me donnes des idées et instructions sur ce que je dois faire !
- Ca ne marchera jamais.
- Pourquoi ? C’est une super idée ! Toi la théorie, moi la pratique ! Toi tu sais, moi je fais. Comme ça on se complète parfaitement !
- Ca ne marchera pas. Déjà parce que moi ca ne m’apporte rien, je n’ai aucun besoin matériel, je ne vais pas ingurgiter des milliards de mots alors que je peux l’éviter. Ca te fais de l’exercice de ramer, je vais donc te laisser le faire. Seule. Ensuite parce que je ne suis pas une machine ! Si je peux tout connaître rapidement, je ne vais pas pour autant tout retenir ! Pour des choses qui exigent de suivre une démarche pas à pas, c’est bien plus efficace de lire les instructions au fur et a mesure, doucement, que de tout t’apprendre dans un flash comme je le fais et d’essayer ensuite de mémoire de tout remettre dans l’ordre…
- Alors tu as enfin là une piste sur le véritable entrainement que tu dois faire. Si tu ne peux pas avoir d’influence sur le moment où tu as tes flashs tu peux peut-être essayer d’influence la durée des flashs. Faire en sorte que tu puisses avoir ces visions aussi longtemps que tu touches les choses.
- On verra… J’ai le temps.
- Peut-être que non.
- Tu as peur de quoi ? Que le propriétaire vienne réclamer le loyer ?
- C’est un jeu pour toi ?
- Pardon ?
- Oui, ça t’amuse de me faire fouiller dans tous les sens quand tu le veux bien, ça t’amuse de me voir surmonter les difficultés. Tu t’en moques, toi tu n’as besoin de rien ! A quoi elle te sert ta vie ? Pour le moment ça t’amuse parce que tu te découvres des capacités hors du commun, mais quand tu sauras les maitriser, dis moi, qu’est ce que tu vas faire pour éviter de mourir d’ennui ? Pour le moment qu’est ce que je suis pour toi ? Une distraction : il m’est arrivé quelque chose d’hors du commun à moi aussi mais plutôt que m’aider tu vois les choses de l’extérieur, comme si j’étais un bon film et éventuellement quand l’intrigue ne va pas assez vite à ton goût tu me forces un brin à aller plus vite ! Mais il serait temps que tu te décides à m’aider vraiment !
- Insinuer que je suis une petite égoïste, je ne suis pas certaine que ce soit la meilleure méthode pour me convaincre vois-tu…
- Tu sais, ton don ne t’est pas toujours utile. Tu es incapable de mettre un doigt sur notre situation et de tout comprendre instantanément alors je vais te filer un coup de pouce. Je n’ai pas seulement besoin de toi. Toi aussi tu as besoin de moi. Je risque ma vie ici, j’ai grandi dans cette ville mais ce n’est plus le même monde dorénavant et je ne suis pas prête pour tout ça. S’il m’arrive de mourir, qui sait si tu ne disparaitras pas en même temps que moi ! Et imaginons que tu survives… Tout ce que tu auras à faire c’est à errer comme un fantôme…
Elle me regardait avec une certaine forme de terreur et de surprise dans les yeux.
- Tu penses vraiment que je me moque de toi ?
- Je sais que tu m’apprécies plus que tu ne le montres. On passe notre temps à nous chamailler et dans notre amitié c’est une façon de se montrer qu’on tient à l’autre et ça nous distrait en même temps. Mais parfois il faudrait que tu vois au-delà de cette distraction. On est dans cette aventure à deux, prends-y réellement part. Il n’y a pas d’un côté tes pouvoirs, de l’autre ce qu’il m’est arrivé, le tout est lié !
- D’accord... Je comprends. Mais que veux-tu que je fasse de plus ? Je ne t’ai pas raconté de blague, je ne sais pas comment je dois avancer et tant que je ne maitrise pas ce don, je ne vois pas comment je peux t’être utile.
- Alors laisse-moi t’entrainer. Moi j’ai quelques idées…
***
- « La centrale électrique ? Qu’est ce qu’on vient faire ici ?
- Pour le moment on va fouiller…
- Pour trouver ?
- Un manuel, un truc où il y aura des instructions, tu vas m’aider à tout remettre en route !
- A toi toute seule tu veux remettre le courant dans la ville ?
- Non à nous deux ! »
Ainsi nous avons mis une bonne journée à dénicher le moindre bout de papier qui trainait dans toutes les salles de l’incroyable structure. Je les regroupais en piles énormes, mon but était simple : chaque pile devait être remplies du plus d’informations possibles.
- « Il faudra que tu touches tout ça, ces documents ne vont pas forcément avoir de rapport les uns aux autres mais à priori il ne devait pas y avoir besoin que le tout soit relié correctement. J’espère que le fait de les toucher t’apprenne tout ce qu’il y a dans la pile entière. C’est la première chose sur laquelle tu dois bosser : étendre ton don non pas à un document mais à ce qui l’entoure, ici entre autre, d’autres documents.
- La première chose ?
- La seconde c’est la durée. Il ne faut pas que tu te contentes d’un flash, il faut que tu apprennes à faire durer ce moment où tu connais tout sur ce que tu touches.
- Mais je vais faire ça comment ?
- On va bosser sur ta concentration. Je sui persuadée que tu es trop impatiente pour te focaliser longtemps sur une même chose, ou pour être dans un état qui te prépare à la vision que tu vas avoir. J’ai déniché des bouquins à la bibliothèque avec des techniques de relaxation, des machins bouddhistes, de yoga et des trucs de voyance, mais on devrait réussir à obtenir un certain résultat.
- Et le fait que tu ais pris des provisions pour tenir un siège, ton sac de couchage et le furet ça sous entend que ça va prendre du temps non ?
- On ne part pas d’ici tant que le courant n’est pas revenu et le furet aussi c’est pour ton entrainement. Je crois que tu as un don pour lui apprendre les trucs à faire, je veux développer ça aussi. »
Tous les jours pendant une bonne heure j’obligeais Karine à s’allonger sur le sol de béton froid de la centrale, sans la moindre culpabilité puisqu’elle était incapable de sentir à quel point cela était inconfortable. Elle devait alors s’imaginer une vague bleue qui la submergeait petit à petit, des pieds jusqu’à la tête. L’heure suivante elle essayait tout bonnement de faire le vide dans son esprit et de ne penser à rien après quoi elle passait une heure devant une des piles, attendant un flash de connaissance. Une heure ensuite à se concentrer sur chaque partie de son corps. Elle les énumérait à voix haute et tentait de les « ressentir ».
- « Ventre…
- Sois plus précise !
- Euh… Estomac… ?
- Vas-y essaie de le ressentir…
- Elle est marrante ! Je ne suis pas médecin, j’sais même pas où il est sensé être exactement… Et puis pour l’utilité que j’en ai, je ne suis même pas sure d’en avoir un…
- Ouais donc tu disais… Ventre… Concentrée ! Reste concentrée ! »
Je la laissais jouer avec le furet après ça, lui apprendre des tours la détendait même s’il s’agissait d’un véritable exercice de mon point de vue. On recommençait par la suite tous les exercices.
Après quelques jours il y avait certains progrès. La visualisation de la vague bleue qu’elle exécutait auparavant en quinze minutes à peine si bien qu’elle recommençait quatre fois la chose dans l’heure vint à prendre deux fois plus de temps. Faire le vide dans son esprit, elle m’avoua qu’elle y arrivait parfois et que ça devait bien durer au moins trois secondes même si finalement elle n’en avait aucune idée puisqu’elle ne devait pas même penser au temps… Le fait de se concentrer sur son corps était encore un échec.
- «… En même temps, quand je le fais c’est avec la conviction que si je me touche moi-même j’en apprendrais bien plus, mais quand toi tu dors et que je dois m’occuper c’est ce que j’essaie de faire et ça ne marche jamais… »
Toucher les piles de documents donnait des résultats, purement aléatoires mais les visions venaient presque deux ou trois fois dans l’heure. Elles ne duraient jamais plus que le temps d’un flash, mais je lisais sur son visage une crispation certaine quand il venait, témoin de sa volonté de concentration.
- « Je n’ai pas réussi à lire la pile entière. Mais je peux le faire ! C’est la pochette plastique qui m’a stoppée. Le fait que ce ne soit pas la même matière, c’est comme si la vision avait vu que j’avais voulu la berner en regroupant les documents et qu’elle soit stoppée quand elle a remarqué une matière différente ! »
Alors on sépara la pochette plastique du reste des documents et on ne concentra les entrainements que sur elle.
- « Il faut que tu arrives à « lire » la pochette et ce qu’elle contient sans être stoppée par la matière. »
Apprivoiser le furet était ce qui donnait le plus de résultat.
- « Ce qui est étonnant c’est à quel vitesse il comprend tes instructions. Je suis certaine que tu peux lui demander de faire un peu n’importe quoi. Essaie de prendre pour acquis le fait qu’il te comprend et demande lui de faire un nouveau tour.
- Ca ne marchera jamais, là tu rêves !
- Essaie ! Non, pas comme ça, essaie avec un peu plus de conviction, utilise ce que tu as appris pour te concentrer, focalise toi uniquement sur les instructions que tu vas lui donner. »
Et cela fonctionna. Je fus surprise de constater ce qu’elle lui avait demandé lorsque je vis l’animal hésiter puis se diriger avec difficulté, comme si lui-même était concentré sur la tâche à effectuer, vers le bouton de mon pantalon de rechange et en arracher le bouton de ceinture de ses dents avec la plus grande hésitation, mais me réjouis tant bien que mal devant la réussite certaine de l’expérience.
Naturellement par la suite, quand devant mon insistance elle lui demanda de le recoudre, il afficha un air paniqué et couru se réfugier dans sa sacoche de transport.
Au bout de deux semaines je du retourner chercher des provisions ainsi qu’un pantalon, mais l’entrainement se poursuivit.
- « La seule chose que je regrette, c’est que ce ne soit pas un entrainement de karatéka, basé sur le physique, parce que je rêve de te faire imiter la grue en équilibre sur des poteaux de bois ! »
Vivre dans la centrale électrique n’était pas désagréable. Le siège du bureau du directeur était plutôt confortable pour dormir la nuit et le bâtiment avait un style très industriel, si bien que ce n’était pas si choquant de le voir désert. Dans les appartements ou la rue l’absence de population faisait toujours un drôle d’effet, dans ce genre d’endroit cette impression était moins forte.
Dans l’une des parties de la centrale, une passerelle était suspendue au plafond. De là haut nous pouvions à travers une grande baie vitrée, observer ce qu’il se passait au dehors, c'est-à-dire absolument rien si ce n’est des combats de chiens ou de chats errants. Le spectacle était parfois d’une absolue cruauté, je l’observais la main posée inconsciemment sur le revolver à ma ceinture puis finissait souvent par détourner les yeux par dégoût sans pouvoir m’ôter des oreilles, parfois pendant des heures, les aboiements et les râles d’agonies de certaines de ces créatures infortunées.
- « Pourquoi ils s’entretuent ?
- Euh je dois arrêter d’imaginer la vague bleue là ou tu parles toute seule ?
- Je pensais que l’homme était un être cruel mais finalement pas plus que les autres.
- Ils ont seulement faim, ils doivent protéger leur territoire, leur famille de chien et tout ça surement…
- Ca sert à quoi que l’homme ait disparu pour que toute cette férocité continue encore maintenant ?
- C’est la nature.
- La nature a voulu faire un bon en avant ultra rapide soit disant, mais là c’est comme si elle avait fait les choses à moitié. Ce n’est pas le nouveau départ que j’attends. Faut que ça change encore plus ! Tu dois y aller !
- Je le sentais venir ça ! Les histoires avec le furet ça te monte à la tête. Je ne veux pas sortir dehors parmi les chiens et je pense que tu es la première personne qui peut comprendre ça. Je sais qu’ils ne me voient pas ou alors qu’ils ne font pas attention à moi, mais j’étais là quand tu t’es faite agressée et moi aussi j’en suis choquée ! Je ne tiens pas à ce qu’ils me voient d’avantage !
- Tu vas être obligée.
- Je vois mal comment tu comptes m’obliger à sortir…
- Considère ça comme la suite de ton entrainement. On passe à la vitesse supérieure !
- Bah oui bien sur ! Allez la vague bleue, faut que je me concen… Romane tu fais quoi là ? Romane… Qu’est ce que tu… Romane ! Non ! Repose ce gilet ! Je ne plaisante pas. Arrête tout de suite !
- Je n’ai pas le pouvoir de t’obliger à sortir tu crois ? Si c’est vrai tu n’as pas non plus le pouvoir de m’empêcher à sortir ! »
Et j’ouvris la grande porte, complètement tétanisée en réalité à l’idée de me retrouver seule à l’extérieur. Le gilet c’était pour cacher la chaire de poule que j’avais parce que malgré l’énorme pull que je portais, j’avais tellement la frousse que j’avais peur que ça transperce…
Dehors j’étais un animal seul, j’étais donc une proie, j’étais du gibier, une nourriture potentielle pour des animaux redevenus presque sauvages et afin de montrer ma détermination je levais les mains, prouvant ainsi à Karine que je ne comptais pas me servir du pistolet. Elle était ma seule chance et bordel elle n’avait pas intérêt à foirer son coup et à me planter parce que sinon j’allais prendre cher !
« Espèce de cinglée, rentre immédiatement ! »
Parce qu’aucun animal ne se présentait devant moi dans l’immédiat et que ça allait foutre ma mise en scène en l’air, je décidais de faire le tour du bâtiment, là où certains chiens particulièrement violents avaient élu domicile et me sauteraient à la gorge à coup sûr. Dès qu’elle me perdit de vue Karine sortit elle aussi du bâtiment et me suivit en vociférant des insultes dans une langue que je suspectais bizarrement être de l’italien.
C’est un grognement qui m’en rappelait un autre, que trop familier à mes cauchemars, qui m’indiqua que le plan avait fonctionné et qu’allait maintenant se jouer l’instant décisif. Tout s’emboita parfaitement et sans surprise, sauf pour moi qui m’étais préparée au pire. Karine s’interposa entre le plus gros chien et moi tandis que les molosses nous entouraient. Elle n’hésita pas un instant et s’avança vers lui en le regardant fixement et finalement… le toucha.
Il y eu un flash, j’avais appris à les reconnaitre sur l’expression de son visage. Elle paru un instant ébahie aussi puis ordonna distinctement :
« N’attaquez pas. Ne bougez pas. Calmez-vous. »
Je ris enfin, soulagée, lâchant enfin toute la pression qui m’assommait jusque là car les chiens semblaient l’avoir enfin aperçue et mieux encore, leurs babines se baissaient pour cacher leur crocs et ils reculaient doucement. Il y en eu même un pour se coucher.
Seulement il y avait un hic. Tous les chiens lui obéissaient, sauf un et c’était le plus gros.
- « Je ne peux pas aller contre certaines choses Ambre. J’ai compris la situation en touchant le chien mais je ne peux pas leur demander n’importe quoi, il faut que ca ait un sens avec ce que j’ai compris…
- Et t’as compris quoi au juste ?
- C’est le chef de la meute celui là. Si tu veux que les autres continuent à te laisser tranquille et te laissent repartir il faut que…
- Non, ne le dis pas…
- Que tu le battes… »
J’eu quelques difficultés à déglutir tandis qu’il m’apparaissait dans un bloc à quel point cette situation avait été irréfléchie. Bien vite ma main se baissa à ma ceinture pour agripper l’arme et la brandir devant moi comme l’aurait fait un prêtre avec un cierge durant un exorcisme. Karine avait réussi mais cette fois-ci la mise à l’épreuve était pour moi. Je n’avais pas appris à me concentrer comme elle le faisait, cela m’apparaissait d’autant plus difficile de bien viser le monstre que le flot de souvenir de l’attaque du premier chien remontait sinueusement en moi.
Il bondit soudain, mais contourna Karine qui s’interposait jusqu’alors entre nous deux, ce qui me laissa le temps de reprendre mes esprits et comme au ralenti je me vis presser sur la gâchette et fermais les yeux pour ne pas savoir la suite.
Il y eu un couinement puis un bruit sourd et enfin un hurlement de joie sortant des poumons de Karine.
« Tu as réussi ! »
La balle s’était fichée droit dans l’œil du chien, c’était purement irréaliste.
- « Je suis vivante…
- T’as vraiment du bol quand même ! Tu te rends compte que tu as encore faillit mourir ! C’était complètement idiot de sortir comme ça ! Et si je n’étais pas venue dehors ? La nature doit vraiment tenir à ce que tu lui fasses un héritier d’une nouvelle sorte pour qu’elle te facilite autant les choses !
- Tu appelles ça faciliter toi… »
Nous sommes rentrées dans la centrale en prenant bien soin de fermer correctement la porte, même si d’après Karine je n’avais rien à craindre des autres chiens maintenant.
Le soir même comme emportée par la réussite du jour, Karine réussit à faire durer l’un de ses flashs de connaissance pendant près de sept secondes.
Une semaine plus tard elle les faisait durer tous pendant quinze secondes, même si elle n’arrivait toujours pas à traverser la matière ou à provoquer volontairement les flashs qui ne se manifestaient que de manière aléatoire. Elle n’arrivait pas non plus à parler pendant ce l’abs de temps, cela lui pris deux semaines de plus et presque miraculeusement nous avons réussi à faire redémarrer la centrale et à rétablir l’électricité dans la ville. Il fallait revenir régulièrement pour certaines manipulations mais déjà j’imaginais l’eau chaude qui allait enfin rejaillir de nouveau du robinet de la baignoire !
Karine était comme métamorphosée, son caractère belliqueux et rancunier à la moindre remarque ou trait d’humour déplaisant de ma part, faisait place bien souvent à un calme serein et des réparties pleines d’humour. C’était comme si elle avait mûrit de plusieurs années en quelques semaines. Elle cherchait de moins en moins les rapports de force entre nous deux, acceptant plus souvent qu’à son habitude de ne pas être toujours celle qui commande.
Lorsque le courant fut revenu, nous attendîmes le petit matin pour faire les quelques kilomètres en scooter qui nous séparaient de la ville dont la centrale était légèrement éloignée.
La conduite n’était pas évidente, il fallait souvent quitter la route pour contourner les voitures ou des camions qui les bloquaient. Entourées seulement par des espaces dégagés autour de nous, le plus souvent des champs, je me sentais encore plus seule et ces étendues désertes me rappelaient combien les gens que je connaissais auparavant me manquaient.
Cependant une fois parvenue dans le centre ville il apparu rapidement que je n’allais plus être seule longtemps.
« Ambre arrête toi ! Regarde sur le mur là bas ! »
***
J’ai clairement été maraboutée par l‘univers, le genre de sort dont on ne se débarrasse qu’en traçant des signes mystérieux avec du sang de poulet, et des os de chèvre, le tout avec un chapeau à plumes ridicule…
Quand je pense aux héros de l’antiquité qui se sont contentés de nettoyer du crottin de cheval et de tuer un sanglier, sérieusement : ma vie craint.
Quarante et une lettre et mon petit monde qui commençait enfin à être sous contrôle volait en éclat sous une nouvelle pression.
« SURVIVANT MOI AUSSI JE SUIS AU 13 RUE DES TANNEURS »
La torture psychologique à l’état brut.
Je regardais les caractères inscrits en majuscule à la peinture rouge sur la vitrine d’un magasin de vêtements en me demandant si c’était justement parce que je commençais à me faire à ma vie qu’elle prenait un nouveau tournant.
Voulant me laisser suffisamment de temps pour réfléchir je rentrais en vitesse dans un appartement et rangeais le scooter à l’intérieur du bâtiment afin qu’aucune preuve de vie récente ne soit visible depuis la rue. Ainsi même s’il commençait à faire noir et que j’avais de nouveau l’électricité, je me retins d’allumer les lumières et m’assis dans le canapé, enveloppée d’une pénombre presque complète.
Karine vint m’exposer son avis :
« - Je connais tes arguments. Je sais que tu as peur de rencontrer cette personne car elle pourrait ne pas être parfaite. Tu crois que tu finirais par te reprocher de l’apprécier à cause des circonstances et pas seulement pour elle. J’ai raison non ?
En plein dans le mille.
- En quelque sorte… Il y a ça, j’ai peur que ce soit quelqu’un… Moche… Idiot… Un plouc… J’ai un peu honte de dire ça, je sais que je devrais me focaliser sur cette beauté intérieure, mais bon, soyons réaliste, il peut être moche à l’extérieur comme à l’intérieur ! Dans toutes les histoires de ce genre, naturellement les deux derniers survivants couchent ensemble, pas par amour, mais pour combler des besoins physiques et clairement je dois avouer que ça peut me dégoûter de penser à ça. Ca en viendra là de façon certaine, même si c’est une fille je suis sûre qu’il se passera quelque chose, parce que c’est humain, qu’on a besoin de contact physique une fois de temps en temps. J’ai la chaire de poule rien qu’en pensant à un type super laid penché sur moi pour ce genre de besoin…
Mentalement c’est le même problème, il y a des gens avec qui ça n’accroche jamais. J’imagine ce genre de type super lourd, qui fait des réflexions grasses et salaces à tout bout de champs et qui prend un sourire gêné pour un encouragement.
Je n’ai pas peur d’aimer cette personne simplement à cause des circonstances. J’ai peur que ce soit quelqu’un que je ne puisse jamais aimer ! Une fois que je l’aurai rencontré je crois que ce sera trop tard pour faire machine arrière et prétendre qu’il n’y a que moi, le furet et mon amie imaginaire !
On dit qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné, mais personne n’en pense un mot, les gens préfèrent rester en couple avec des gens qu’ils n’aiment plus plutôt que vivre dans la solitude, mais ils le font parce qu’ils n’ont pas que cette personne dans leur vie.
C’est impossible de n’avoir qu’une personne comme entourage si on n’éprouve pas pour elle un amour profond et sincère. On a besoin d’amis autour de nous, on a besoin de s’investir dans notre travail pour supporter de vivre une semi-relation. Dans mon cas, puisque je n’ai rien de tout cela, oui, il vaut mieux être seule que mal accompagnée.
Puis je pense au contraire. J’imagine qu’il s’agit bien d’un homme et qu’il est bien ce type, qu’il est attachant et que je finisse par éprouver de l’amour pour lui. J’aurai toujours le doute, que dans d’autres circonstances, jamais nous n’aurions été ensemble, mais que finalement on s’en moque ! Même, tant mieux que tout cela soit arrivé car ça m’aura fait découvrir une personne formidable, ça m’aura forcé à creuser plus loin que les apparences.
Mais là j’ai le sentiment d’être manipulée. Avec tout ce que tu m’as raconté sur mon rôle de mère porteuse pour la nouvelle espèce dominante, je ne peux pas voir cette arrivée comme une coïncidence. Je ne suis pas de taille à me battre contre l’univers s’il veut gagner le combat tu vois. C’est donc vrai, je vais accoucher d’un petit monstre, au sens littéral. Je me vois en train d’hurler, les pieds dans les étriers et qu’une créature ignoble sorte de mon vagin. Mon futur a inspiré des tas de films d’horreur ! Je ne suis même pas sûre d’avoir envie d’un bébé normal ! Je serai une affreuse mère ! Je suis complètement névrosée, je suis assez folle pour avoir une amie imaginaire dont l’existence devient plus intéressante que la mienne !
Donc voilà, d’un côté comme de l’autre rien n’a l’air très réjouissant !
- Je te fais gagner du temps si je te dis que malgré ces réflexions poussées tu es bien trop curieuse pour ne pas, au moins, aller voir à quoi ressemble cette personne ? Ca peut être une question de minute comme une question d’année, mais tu sais qu’il y a quelqu’un d’autre maintenant, et tu ne pourras pas en rester là, que ce soit parce que tu changes d’avis ou que ce soit sur un coup de tête le jour où tu auras un peu trop bu... Tu chercheras à voir qui est cette personne.
Elle marquait un point.
- Admettons. Comment je peux le voir sans que lui me voit ? Ca reste un problème. Je sais que si j’allume la lumière on pourra le voir depuis la rue et s’il vient à passer par là, il ne pourra la louper. Alors je reste enfermée dans le noir à faire la morte… Si je sors dehors et que je vais près de chez lui en scooter, il entendra le moteur dès que j’entrerai dans le quartier. Si j’y vais à pied il entendra les chiens aboyer sur mon passage !
- Je veux bien m’occuper des chiens avec mes tours de passe-passe si tu es prête à prendre le risque, j’entends par là te faire déchiqueter par un mâle dominant.
- Tu parles toujours des chiens là, pas vrai ? »
J’enfilais une tenue sombre pour me camoufler dans l’obscurité qui régnait au dehors et posais le furet sur le lit avant de sortir.
J’ouvris la porte à Karine, elle s’engouffra dehors et me fit signe de la suivre. Tout doucement je passais le pas de la porte à mon tour pour la rejoindre. Il n’y avait pas un bruit.
« - La rue des tanneurs est à un bon quart d’heure de marche d’ici, prenons sur la gauche là, précède moi de quatre ou cinq bon mètres et calme les chiens que tu croises avant que j’arrive. »
Nous croisâmes un premier animal quelques minutes plus tard, il se mit à aboyer immédiatement. Ce n’était pas grave, c’était même prévisible, le tout était qu’il ne le fasse pas trop longtemps.
Immédiatement, Karine fustigea la bête du regard et chuchota un simple : « Chut ! Laisse nous passer tranquillement ! »
L’animal se coucha sur le flanc, la queue remuant dans tous les sens, comme s’il attendait une caresse. Je le frôlais involontairement en passant mais il ne manifesta aucune réaction.
Nous avancions ainsi sans encombre, la peur toute fois collée au ventre pour ma part.
C’était comme raconter des histoires de fantômes avec ses amis toute la soirée puis devoir aller se coucher seule… Dans ma tête avait défilé tous les scénarios possibles, la plus part s’avéraient peu optimiste et pourtant je fonçais tête la première dans la gueule du loup !
Si les rues désertées étaient angoissantes de jour, la nuit elle paraissait de nouveau habitée et c’était bien pire. Les ombres dansaient sur les murs, dans ma vision périphérique et j’avais l’impression de voir des silhouettes se déplacer. Le grésillement des lampadaires contribuait lui aussi à cette ambiance tendue. C’était encore pire lorsqu’une ampoule semblait être en fin de vie et lançait des messages en morse dans les ténèbres.
La nuit était fraiche et je frissonnais malgré moi en suivant Karine tout en lui indiquant à voix basse quel chemin prendre à elle qui connaissais peu la ville. Comme nous nous approchions de la rue des tanneurs je jetais des coups d’œil dans tous les sens, un peu comme si je m’attendais à une embuscade. Je ne sais pas trop de quoi j’avais peur... Il n’y allait pas y avoir de sniper dans les arbres, pas de pierre s’enfonçant dans le sol sous mes pas qui libèrerait une énorme pierre d’une tonne roulant assurément dans ma direction…
En vérité nous étions rapidement sous les fenêtres du numéro treize et il ne laissait aucun doute que le mystérieux inconnu logeait là, une impression certainement donnée par les énormes flèches tracées à la peinture rouge et recouvrant toute la façade à hauteur d’homme. Elles montraient la porte, invitaient à entrer, du moins c’était surement l’effet recherché…
En levant un peu la tête, on voyait de la lumière derrière des rideaux du deuxième étage. Il était là.
Plutôt que de foncer la tête baissée après avoir pris tant de soin à ne pas se faire repérer, nous prîmes la décision d’observer le survivant depuis le côté opposé de la rue, dans l’appartement du deuxième étage de l’immeuble d’en face.
Avec mille précautions pour atteindre le lieu, je m’approchais de la fenêtre et sortis de mon sac la paire de jumelles qu’elle contenait.
« - Ca donne quelque chose avec les jumelles ? Je ne vois rien d’ici ! »
Karine se tortillait dans tous les sens pour avoir un meilleur point de vue, mais la seule chose que la vitre montrait à nos regards c’était des rideaux opaques à souhait. Il faudrait attendre le lendemain matin.
Je postais Karine en chien de garde afin qu’elle m’alerte dès qu’elle verrait du mouvement. A force de persuasion je réussi à lui faire sortir de la tête l’idée d’aller voir par elle-même de plus près.
« Il ne me voit surement pas puisque je suis imaginaire ! Comme pour les chiens ! Si je n’interagis pas il ne me remarquera même pas ! »
Au petit matin elle m’hurlait dans les oreilles. Je me réveillais en sursaut, mais elle me calma aussitôt.
« Doucement ! Les rideaux viennent d’être ouverts ! Lève toi tout doucement, ne fais pas de gestes brusques, on est tout près ça serait dommage de tout gâcher. »
Accroupie sur le sol, les ongles plantés dans le mur et les yeux grands ouverts, j’attendais avec une énorme appréhension que quelqu’un se montre enfin, le nez empiétant à peine sur le rebord de la fenêtre.
Soudain prise d’un fou rire je me fis réprimander véhément par Karine :
« - Mais t’es folle arrête ! Ne bouge pas dans tous les sens comme ça !
- Mais enfin c’est ridicule ce voyeurisme de collégienne !
- Tu veux voir à quoi il ressemble ou pas ?
- Bien entendu mais bon, c’est quand même absurde cette situation, j’ai l’impression d’être une gamine de douze ans qui se cache pour regarder la télévision après minuit ! »
Le brusque changement de voix de Karine me fit rapidement comprendre qu’il s’était finalement montré.
« - Oh merde… »
Puis à mon tour et après avoir posé mes yeux sur le survivant :
« - Mais… C’est quoi ce truc ? C’est encore mieux que la télévision… »
Simultanément un énorme sourire s’esquissait sur nos lèvres, à deux doigts de nous lécher les babines, nous lâchions dans un même élan le spectacle puis après avoir échangé un regard, hurlions en cœur aussi aigu que possible.
Fort heureusement de l’autre côté de la rue, le survivant ne s’était rendu compte de rien. En train de prendre son petit déjeuner il nous offrait un véritable spectacle, en boxer sur son tabouret de bar, son bol de céréales à la main.
Tous mes doutes disparaissaient en fumé sous cette prodigieuse vision.
« - Maintenant j’ai envie de faire des bébés !
- Moi aussi… Je veux le toucher… »
Il était plutôt grand, loin d’être un mannequin insipide, il avait la carrure d’un sportif occasionnel, le genre de personne qui a un charme fou même à la sortie du lit. Un type rageant, au charme involontaire. Les cheveux en bataille il affichait sans complexe une barbe de deux jours.
Je laissais aller mon imagination :
« - J’ai envie de lui poser un chapeau melon sur la tête et l’écouter me chanter du blues… Un mec comme ça ne peut pas exister ! Tu crois que je l’ai inventé aussi ?
- J’espère… Oh et puis merde ! Il faut y aller ! »
Portée par une vague de folie soudaine nous nous jetions dans la cage d’escalier pour rejoindre la rue, les cheveux dans le vent totalement prises dans un moment d’inconscience, nous volions à l’encontre du dernier mec de la planète avec des étoiles dans la tête…
Une fois devant la porte de son appartement, je n’eu pas le temps de frapper, la cavalcade dans l’escalier n’avait pas dû être discrète, il ouvrit le battant alors que je levais le poing pour l’abattre. J’évitais de le frapper en plein visage de justesse.
Il était encore mieux de près… J’étais profondément sous le charme.
Après un air qui traduisait toutes les attentes qu’il avait pu avoir en ouvrant la porte, il fit un superbe sourire.
Nous sommes restés comme des idiots quelques minutes sans échanger la moindre parole, pas sûrs de savoir quoi dire dans de telles circonstances. Je décidais finalement de me jeter à l’eau.
« - Vous avez vu mon message sur internet ?
Il hocha la tête sans lâcher son sourire, puis finit par lâcher d’une voix grave :
- Oui, ça fait un mois que je suis parti pour vous retrouver ! Je suis Matthieu.
- Moi c’est Ambre. »
C’est à ce moment qu’il se retourna avec un grand naturel vers Karine.
« - Et vous ? »
Elle lâcha un juron en italien.
Matthieu… Matthieu était un personnage plus qu’une réelle personne. Pourtant parfaitement honnête, sans en faire trop, il était juste comme un concept abstrait d’une notion qui l’aurait été tout autant. Il était comme une sculpture d’art contemporain derrière laquelle on sait qu’il y a du génie, mais devant laquelle on est incapable de savoir par quel bout commencer.
Physiquement déjà il était engageant. Il souriait légèrement et en permanence, comme si un être invisible lui soufflait sans interruptions des blagues au creux de l’oreille. Une bouche en parfaite adéquation avec des yeux rieurs, où une lueur brillait en permanence. Ses yeux n’étaient pas beaux. Ils n’étaient pas remplis de reflets de couleurs, ils ne changeaient pas avec le temps, ils n’étaient ni clairs ni limpides, non, ils étaient d’un noir profond, mais ils racontaient des histoires. Il avait des yeux de vieillard baroudeurs, des yeux qui ont tout vu et tout entendu et à travers eux semblait parfois vouloir s’échapper des expériences venues du fond des âges que Matthieu lui-même ne semblait pas avoir vécues.
Il ressemblait à une sorte de star, il en avait la carrure, on se sentait irrémédiablement attiré vers lui. Acteur il aurait eu cet air fin et intellectuel de ceux qui refusent de jouer dans autre chose que les films d’auteur, musicien il aurait joué du jazz, mais tout ça sans la moindre prétention, il aurait pu tout autant être un simple surfeur insouciant, le genre de personne qui ne se soucient que des vagues, de la plage et du bruit des noix de coco quand elles vous tombent sur la tête…
Il semblait plein de profondeur mais assurément n’y accordait pas la moindre importance, peut-être ne s’en rendait-il tout simplement pas compte.
Mentalement pourtant c’était une porte ouverte sur l’intangible. Il voyait au-delà de tout. C’était comme s’il avait un sixième sens, mais que c’était le seul dont il se servait.
Plus d’une fois je l’ai observé s’arrêter au beau milieu d’une ruelle, lever le visage, fermer les yeux, prendre d’une grande inspiration et avec cet air plein les poumons, prononcer d’une traite en s’inspirant de ce qu’il avait vu avant de fermer les paupières :
« Comme tout cela vit encore. Ca commence doucement, simplement avec ce qu’il y a déjà là, j’entends le vent qui souffle dans le carreau brisé d’une fenêtre, qui caresse de son souffle les commodes, la tête d’une poupée de porcelaine, il fait vibrer doucement la corde d’une guitare rompue depuis longtemps. Il carillonne avec les objets des disparus. Puis ensuite c’est ton pas, léger sur le bitume, un frottement à peine audible pour ne pas qu’on se fasse repérer, mais il rythme la musique. Oui, il rythme la musique. Celle de la vie par laquelle ça doit commencer, doucement, par des événements. Une poubelle qui tombe, renversée par un clébard, le grésillement d’une enseigne de librairie, c’est l’univers qui chante ça oui. Alors le reste suit et j’entends. J’entends un vrombissement sourd et étouffé et bientôt un klaxon, se sont les voitures, les conducteurs râlent au feu rouge et sur ceux qui grillent les priorités. Tout s’enchaîne très vite, des voix, des tas de voix, des rires, des pleurs, un maraicher qui vante la fraicheur et la saveur de ses melons. Il y a un enfant qui hurle pour avoir la boite de céréales avec le jouet à l'intérieur et un amoureux qui déclare sa flamme. Il ya a des portes qui claquent, qui grincent, une sirène au loin, il doit y avoir un accident pas loin. Des cris, de l’eau qui coule, comme une chasse d'eau qu'on vient de tirer. Une soufflerie d'aération d’un parking souterrain et le frottement de tissu de la jupe qui se lève en passant sur les grilles, surprise par cette brise. On interpelle quelqu'un qui a oublié ses clefs. Très loin il y a des travaux dans la chaussée, on refait les canalisations du quartier. Tellement de sons à présent que ça devient dur de les différencier, de savoir ce qu’ils sont. Tout revit à nouveau. Tout est revenu, tout a repris sa place et rien n’a changé. J’entends. J’entends l’univers chanter ! »
Il finissait par ouvrir les yeux en se crispant. Il était persuadé que tout serait là. Mais il n’y avait rien.
Moi je tendais l’oreille, je fermais les yeux, je respirais un grand coup aussi, mais quand lui remplissait le vide de l’espace si facilement pour moi le chant de l’univers était un simple aboiement de chien à l’agonie dans le lointain. Le chant sonnait drôlement faux.
Quand il parlait il se laissait emporter, mais il n’était pas poète. Il ne voulait surtout pas être poète. Il disait que les poètes étaient des asexués en collants qui minaudent à la vue de la moindre prostituée.
Il avait pourtant tout d’un artiste, refusant par-dessus tout d’être terre à terre, s’échappant à tour de bras dans des pensées évasives, des réflexions pleines de profondeur, rarement creuses même si parfois il se laissait emporter et entraîner par le flot qui le menait vers des idées par trop tordues.
Il prit instantanément le rôle de protecteur et s’il nous sentit de caractère indépendant, il eu la judicieuse idée de l’être en se contentant de cacher perpétuellement ses peurs et ses doutes. Je crois d’ailleurs qu’il n’en avait aucun. Il développait une facilité incroyable pour l’auto persuasion et croyait dur comme fer que l’univers était trop beau pour qu’il puisse y avoir quoi que ce soit de mauvais véritablement dedans. Il relativisait tous les malheurs et il était très doué car parfois il réussissait même à nous convaincre.
Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il voit Karine, c’était simplement la continuité logique de son personnage.
Un personnage que j’adoptais rapidement, après une seule journée il était clair que je tombais amoureuse.
La première rencontre pourtant ne fut pas belle. Sur le pas de sa porte dans les premières secondes puis les premières minutes, l’air fut rempli d’hésitation. Comment est-on sensé se comporter quand on rencontre le seul et unique autre survivant de la planète ? Quand vous savez pertinemment que ce n’est pas une rencontre banale et que l’autre en face, lui aussi, sait qu’il commence une relation pour la vie. Il n’y a aucun manuel qui vous apprend à faire ce genre de rencontre –en fait il y en a un je le découvrais quelques années plus tard dans une bibliothèque, mais il était bien trop tard.
Surtout gênés, après nos présentations nous avons simplement ri de bonne grâce. Puis quand le souffle a manqué Matthieu nous a invitées à entrer.
Il avait quelque peu nettoyé l’appartement dans lequel il s’était installé et dans un coin de la cuisine il avait emmagasiné un petit tas de denrée comestibles, des boites de conserve, des biscuits, des confiseries… Il nous invita à emménager quelques jours sur place et dans un effort de galanterie s’installa dans l’appartement de l’étage supérieur pour nous laisser notre intimité. Ce jour là, nous avons surtout bougé des meubles sans oser réellement parler, nous observant mutuellement avant d’aller nous coucher chacun de notre côté, éreintés. Les jours suivants cependant notre langue se délia.
Devant une multitude de cafés, pendant une multitude de moments, l’histoire de reconstitua et continua à se faire. Il descendait tous les matins à dix heures et demie précises et préparait le breuvage qui allait achever de nous réveiller.
Il accordait une grande importance à cette routine, prétextant qu’elle le gardait loin de la folie que notre existence était susceptible d’apporter. Il appelait ça « ses listes ». Cela allait du café du matin à l’action ville une fois par semaine – faire quelque chose pour le monde, repeindre les rues, planter un arbre dans les fissures des trottoirs – en passant par les gestes porte-bonheur à la façon des joueurs de tennis – c’était par exemple toucher son nez avec sa langue dès qu’il s’apprêtait à manger de la viande…
Une fois le café prêt nous nous asseyions tous ensemble et nous discutions. C’est ainsi que nous apprenions Karine et moi ce qu’il s’était vraiment passé le 27 Avril.
« - Une minute avant la fin c’est devenu incroyable, toute la violence a stoppé. Soudain on a tous pris conscience que le moment était venu. La plus part des gens étaient en pleur. Il y a eu un compte à rebours, comme pour le nouvel an, il a été très clairement repris par tout le monde a partir de sept. Toutes ces voix qui disaient la même chose, ça résonnait dans ma poitrine. Puis six. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Là ça a été fantastique, il n’y a pas eu de zéro, personne ne l’a prononcé, non, tout le monde a inspiré fortement. Tout le monde. C’était la respiration la plus bruyante qu’on ait jamais entendu. Tout le monde a pris son souffle comme s’il allait sauter du haut d’un pont, comme pour se donner du courage. Moi aussi je l’ai fait. Puis on s’est tous rendu compte de ça et qu’à zéro il ne s’était rien passé, j’ai eu le temps de voir quelques sourires se dessiner, en entendre commencer à pleurer de plus belle et soudain ils ont tous disparus. Tous.
- Disparus comment ?
- Juste disparus ! Pas envolés, pas estompés, pas partis dans un nuage de fumée. Simplement disparus. Ils étaient tous devant mes yeux et l’instant d’après j’étais seul.
- Comment as-tu réagi ? demanda Karine
Je me rappelais moi-même mon emportement peu glorieux dans le stade de foot.
- J’ai paniqué ! J’ai couru partout en appelant à l’aide mais personne ne répondait. J’ai gardé une radio allumée avec moi tout le temps pour voir si quelqu’un ne passait pas un message. Mais il n’y avait rien. Je suis allé de maison en maison, je ne pouvais pas m’arrêter, quand je devais faire une halte pour dormir ça me rongeait de l’intérieur. Je ne voulais pas réfléchir au fait que peut-être j’étais seul pour toujours.
J’ai finis par prendre une voiture et aller dans la prochaine ville. C’est à ce moment que je suis allé sur internet. Parce que la ville dans laquelle je logeais n’avait plus d’électricité déjà trois jours avant le 27. Les lignes ont été détournées par une secte qui voulait empêcher le désastre, ils pensaient que le soleil allait s’éteindre et ils tentaient d’en recréer un petit pour leur usage personnel. Ils ont tous grillé. Personne n’a réussi à remettre le courant, ou personne n’a essayé puisque ça n’avait pas tant d’importance dorénavant. Mais c’était plutôt malsain parce que dès qu’il y avait un vent d’est ça sentait le cochon grillé…
Dans la prochaine ville donc je suis allé sur internet et j’ai vu ton message Ambre. Il ne disait pas grand-chose et ça pouvait être un canular, même si la date était postérieure au 27 Avril, mais il fallait que j’essaie. J’ai repris la voiture et j’ai fait la route jusqu’ici. Des jours et des jours de route.
- Pourtant la ville de Jalais n’est qu’à quatre cents kilomètres tout au plus…
- Les routes sont loin d’être praticables. Il faut sans cesse en sortir, les voiture font des bouchons sur les grands axes, les ponts sont effondrés dans les rivières qu’ils devaient traverser. Il a fallu faire énormément de détours. Il y a même un moment où j’ai du faire cent kilomètres au sud pour pouvoir repartir enfin vers le nord… J’ai fait des pauses régulièrement pour vérifier malgré tout dans les autres villes si quelqu’un était encore là…
- Et ?
- Ca n’a jamais semblé être le cas. Il fallait que je trouve de l’essence aussi… Enfin bref, quand je suis arrivé ici, je ne savais pas du tout où il fallait que j’aille dans la ville. J’ai laissé des messages un peu partout à la bombe sur les murs et j’ai attendu ici que quelqu’un vienne, en essayant de ne pas m’éloigner trop de l’appartement.
- Nous sommes finalement venues !
- Pas tout de suite… A vrai dire je perdais patience. J’allais rester encore quelques jours, mais j’étais décidé à repartir bientôt. Je me disais que s’il y avait eu un survivant effectivement dans ces lieux, il avait pu bouger tout comme moi… »
A notre tour nous racontions notre quotidien, de la découverte de ma condition à la naissance de Karine. J’hésitais à raconter les expériences et les dons de cette dernière, ne voulant pas qu’il sache le plan que l’univers semblait avoir prévu pour nous deux, mais elle s’en chargea elle-même, pleine d’exaltation, visiblement sous le charme elle aussi de Matthieu. Son élocution s’enflammant comme jamais, d’autant plus que le jeune homme répondait en délire lui aussi. Plus résistant que moi, il montait souvent se coucher bien après que je sois partie dans mon lit et continuait d’élaborer des théories à propos des volontés de l’univers avec Karine jusque très tard dans la nuit.
J’essayais parfois de suivre leur discussion, bien entendu car elle abordait le fait qui lui et moi devions mettre au monde la nouvelle espèce et que j’étais pendue à ses lèvres et essayais d’analyser le moindre de ses mots pour savoir ce qu’il pensait de l’éventualité que lui et moi nous nous retrouvions dans le même lit en tenue d’Adam et Eve…
Mais il n’était pas le genre à prendre les choses pour acquises. Même s’il abordait le sujet, il avait la politesse de se détacher des choses. Il parlait par exemple de ses futurs bébés ou des miens, jamais des « nôtres », même s’ils avaient déjà abordé la possibilité que nous ne rencontrions jamais un autre humain de toute notre vie ce qui sous entendait bien qu’on devrait les faire à deux !
Nous instaurâmes un roulement pour nous occuper de l’entrainement de Karine et peu à peu la vie s’instaura de nouveau dans une douce routine, un mois et demi passa sans qu’on ait réellement le temps de nous en rendre compte.
A deux les affaires physiques – qui ne concernaient pas Karine – allaient bien plus vite, il était plus évident alors de faire de la rue notre terrain de jeu. Seule, même avec Karine, la peur me serrait le ventre dès que je passais le pas de la porte de l’immeuble, mais Matthieu à nos côtés apportait une présence rassurante, comme un effet magique, un placebo de sureté.
Les rues n’étaient toujours pas sures, il y eu des blessures, des attaques, mais une chose changea radicalement : nous n’étions plus en bas de la chaine alimentaire et de notre statut de proie nous passâmes à prédateur.
Nous faisions des progrès avec les armes à feu, mais les utilisions aussi peu que possible, elles gardaient pour Matthieu comme pour moi, une aura malsaine, une image d’outils dangereux à n’utiliser qu’en dernier recours. C’est dans le braconnage cependant que nos compétences s’envolaient. Nous apprîmes à faire toutes sorte de pièges, des plus grands au plus petits et petit à petit nous eûmes de nouveau de la viande dans nos assiettes, qu’on faisait frire avec un peu d’huile ou sécher à l’aide du sel.
Nous n’étions pas difficiles. Nous avions marqué une hésitation commune il est vrai, la première fois qu’un rat se pris dans l’un de nos filets, influencés par sa réputation écœurante, par peur des maladies, mais il était évidant que cet animal serait notre proie principale. Matthieu mis un terme à la discussion.
« Nous avons des canines, elles sont là pour manger de la viande et nous allons nous en servir, ça et une poêle énorme pour faire cuire la viande deux fois. »
Même hésitation, bien que le dilemme soit légèrement différent, quand passé à des pièges de plus grande taille nous capturâmes pour la première fois un chien. Le meilleur ami de l’homme passa dans notre assiette comme le reste.
« On peut se permettre de protéger et de se prendre d’affection pour les autres espèces animales quand la suprématie de la notre devient évidente. Cela nous donnait autrefois la responsabilité des autres formes de vie. Mais nous sommes loin du statut de grand frère animal dorénavant. Non seulement avec les deux individus que nous sommes nous sommes passés en sous nombre, mais en plus il s’agit maintenant de survie. Nous ou eux. »
Nous n’avions pas de viande tous les jours cela dit, à peine une fois par semaine, cependant cela restait suffisant.
A dix heures tous les matins nous partions tous les trois, armés, et faisions le tour de nos pièges. Un itinéraire programmé et invariable sur un chemin que nous connaissions par cœur ainsi que ses environs avec ses raccourcis et cachettes les plus proches pour une retraite rapide si besoin était.
Ce matin là nous étions partis à deux, Karine ne nous avait pas rejoint, il arrivait fréquemment que celle-ci continue seule son entrainement durant nos heures de sommeil, mettant à profit ces huit ou dix heures supplémentaires journalières pour se concentrer sur ses propres progrès. Ainsi elle oubliait parfois de lever les yeux vers une fenêtre et n’observait que bien plus tard que le soleil était déjà bien haut dans le ciel.
Nous avions visité la moitié de nos pièges et comme à notre habitude nous nous étions arrêtés dans notre coin bivouac, une terrasse surplombant une petite impasse et accessible uniquement par une échelle en métal partiellement rouillée, parfaitement verticale et à laquelle la plus part des animaux avaient une totale incapacité à monter.
Ce petit coin de paradis était le théâtre chaque matin de mes fantasmes romantiques les plus fous et tandis que je lui passais un morceau de pain totalement rassis et à la croute visiblement carbonisée – notre technique de cuisson dans un four à bois que nous avions trouvé dans un jardin emmuré n’était pas tout à fait au point - ainsi qu’un morceau de viande de lapin sèche, j’imaginais des scènes obscènes tout en observant le petit sourire en coin qui apparaissait au coin de sa bouche et le roulement des muscles de ses bras alors qu’il le tendait pour attraper son déjeuner.
Au milieu des herbes folles qui naissaient dans les fissures du mur en brique là où une fine couche de terre apportée par le vent avait réussi à s’accrocher, mon esprit vagabondait à quelques mètres à peine de moi pour me coller imaginairement contre le corps de mon homme idéal.
Brusquement je fus contrainte d’interrompre le cours de mes pensées. Matthieu leva soudain la tête.
« - Tu as entendu ça toi aussi ?
- Oui, on aurait dit une chèvre… »
Nous nous taisions, l’oreille aux aguets, près à bondir s’il le fallait.
Ce n’était pas le premier événement de la sorte. Nous suspections dans le cœur de la ville la liberté des animaux d’un vieux zoo ou d’un cirque, non pas des espèces exotiques du style lion ou tigre – bien qu’un rugissement nous ait fait courir des frissons le long de l’échine à une ou deux occasions – mais il semblait y avoir quelque part des chevaux, des chèvres et peut-être bien des bisons dont l’espérance de vie nous semblait compromise. Nous rêvions de mettre la main sur de telles créatures pour tirer profit de leurs capacités avant que d’eux espèces s’en chargent.
S’il y avait une chèvre pas loin cela signifiait beaucoup de chose, surtout qu’il nous fallait tout faire pour l’attraper.
Un bêlement plaintif bien distinct se fit entendre à nouveau et ne laissa plus le moindre doute.
« - C’était du côté de la rue d’Anvers ! »
C’était à deux pas de l’endroit où nous nous étions arrêté pour manger, et sans oser jamais l’avouer nous espérions tous les deux la même chose, car nous avions justement l’un de nos plus grands pièges dans les environs.
Nous le rejoignîmes au pas de course, avec le plus de précautions possibles pour que les semelles en cuir de nos chaussures frappent le bitume dans le plus grand silence malgré tout. Mais une fois sur place ces précautions s’avéraient inutiles. Il y avait effectivement une chèvre, mais nous ne risquions en rien de la faire fuir car c’était bien dans le fruit de nos efforts qu’elle avait été immobilisée et qu’elle se débattait.
« - Il faut la sortir d’ici le plus rapidement possible et la ramener à la maison avant qu’elle attire tous les prédateurs du coin en bêlant ! »
Nous avions retrouvé trop de carcasses d’animaux dévorés dans nos filets pour nous faire des illusions. Voila pourquoi nous en faisions le tour tous les jours.
Nous portions sur nous un équipement qui était le plus souvent parfaitement inutile, mais qui parfois, dans une situation imprévue, trouvait en partie son utilité et nous sortait d’un pétrin quelconque. Rapidement nous fîmes une sorte de laisse avec une corde à linge que nous passions au cou de la bête puis, et c’était le moment le plus délicat car si un animal attaquait nous n’aurions aucun moyen de défense, tandis que je tirais l’animal grâce à ce nouveau harnais, Matthieu tentait de le dégager du fil qui lui entravait les pattes. Durant cet instant où nous jouions consciemment avec la prudence, le temps sembla ralentir et nos gestes devenir maladroits, nous réussîmes néanmoins à extraire l’animal de sa prison et nous nous pressâmes pour retourner à l’appartement, sans même avoir fini notre tournée des pièges. L’arme à la main Matthieu suait à grosse goutte sur le chemin du retour, la responsabilité sur ses épaules de me protéger tandis que je dirigeais la chèvre dans la bonne direction.
Nous arrivions à l’appartement sans rencontrer le moindre problème et sourîmes devant notre chance. Rassurés.
La chèvre trouva sa place dans le jardin de l’immeuble voisin, celui qui contenait le four à bois, le notre en étant dépourvu
Nous discutions déjà d’un futur plan pour profiter au maximum de notre nouvelle acquisition. Une chèvre pouvait nous apporter peu de chose à part de la viande. Seule elle n’avait pas vraiment de valeur à nos yeux, mais nous étions sûrs de pouvoir l’utiliser comme appât pour attirer d’autres membres de son espèce. Il nous suffirait de capturer un seul mâle pour nous fournir à la fois en viande, mais aussi en lait à volonté lorsque la nature aurait fait son œuvre.
Nous discutions de tout cela en détails dans l’escalier lorsqu’une bonne nouvelle vient à notre rencontre et nous aurait percuté de plein fouet s’il cela avait pu être possible.
Karine courait dans notre direction, un sourire illuminant tout son visage et répondant parfaitement à celui que nous portions nous même.
« - Je le provoque ! »
Nous n’avions pas besoin de sous-titre pour comprendre à quoi elle faisait allusion, cela faisait plus d’une semaine qu’elle nous disait qu’elle était « à deux doigts d’y arriver », que ce n’était qu’une « question de jours ».
Cette journée semblait bénie par les dieux.
Matthieu entama les félicitations et je me joignis à lui.
- Bon, ce n’est pas à chaque fois non plus, j’y arrive seulement une fois sur dix peut-être…
- Mais c’est un bon début, le reste ne peut que suivre…
- … Mais c’est sûr que ça vient de moi à chaque fois, mes flashs n’ont presque plus rien d’incontrôlés !
- Alors maintenant tu devrais essayer ça. »
Seul le silence répondit à la voix grave de Matthieu alors qu’il tendait son bras en direction de Karine. Cette dernière eu un éclair de peur qui lui traversa le regard.
C’était le test ultime, celui que nous avions toujours repoussé tous les trois lors des entrainements de Karine. Nous toucher lui ou moi. Je prenais moins part qu’eux à ces délires de mission pour le compte du monde, même si j’y croyais aussi, mes deux amis au contraire en discutaient sans cesse à la manière de philosophes érudits. C’était devenu leur religion, soutenir le fait que Matthieu et moi devions faire naître la nouvelle espèce et que Karine était là pour nous aider dans notre nouvelle existence était une croyance enfoncée au plus profond d’eux qui les aidait à tenir. Cela apportait un peu d’ordre, cela supprimait le hasard des choses et donc venait avec l’idée d’une volonté supérieure régissant le monde. C’était tout ce qu’il y avait de plus rassurant.
Les facultés de Karine étaient indéniables, elle lui avait fait aussi le coup de l’appartement voisin, sauf qu’il n’y avait pas de chien mort dans celui là. A ce moment, à l’aide d’un simple contact de ses doigts sur un minuscule morceau de notre chaire, elle pouvait savoir si toute la théorie était vraie ou non et donc prendre le risque de tout remettre à nouveau en question le cas échéant.
C’était un vrai défi.
Soudain Karine ressemblait à une enfant. Elle cligna frénétiquement des yeux pendant deux secondes et pris une profonde inspiration sans pour autant se décider à passer à l’acte. Son sourire s’était envolé.
« - Allons ce n’est pas si dramatique, si nous avons tort nous chercherons d’autre théories, ça aura au moins le mérite de nous occuper. »
L’intonation de Matthieu sembla avoir un effet apaisant sur Karine qui plongea ses yeux dans les siens avec une rare intensité, sans les lâcher elle avança la main dans sa direction et très lentement posa son index et son majeure sur la peau fine du bras qui lui était offert.
L’expression de son visage changea une nouvelle fois, passant de la surprise au ravissement. Cela fonctionnait. Elle maintint le contact à peine une poignée de seconde puis aussi lentement qu’elle l’avait déposé, elle souleva sa main. Elle paraissait soudainement fatiguée et toussa brusquement ce qui rompit le contact visuel entre elle et Matthieu. Lorsque la quinte de toux stoppa la faiblesse n’avait pas quitté ses traits mais un sourire timide se dessinait à la commissure de ses lèvres. Elle évita soigneusement de regarder Matthieu à nouveau, les yeux rivés vers le sol elle nous adressa seulement ces quelques mots :
« Vous êtes des dinosaures. »
« - Ambre je te le répète, il n’y a personne qui descendra par la cheminée pour te violer, arrête ! C’est le troisième appartement qu’on fait, et à chaque fois il n’y avait aucune cheminée !
- Ce n’est pas une raison qu’il n’y ait pas de cheminée ! Il trouve toujours un moyen pour rentrer !
- N’y vois rien de personnel, mais j’vais aller voir le furet si tu veux bien… »
Une semaine passa, rythmée par nos entrainements respectifs. Moi l’arme à feu et la survie mode post-apocalyptique et Karine sur ses dons étranges, le tout avec des résultats plus ou moins concluants.
« Aaaaah ! De l’eau, de l’eau ! »
Rapidement je lançais mon livre à travers la pièce et me précipitais pour répondre à l’appel à l’aide. Dans une pièce voisine Karine courrait partout, une grimace sur le visage et les mains devant elle. Une fois en face de cette scène je me retrouvais totalement impuissante, me demandant ce qu’elle attendait de moi.
« De l’eau !
- Mais de l’eau pour faire quoi ? »
Elle s’arrêta enfin et répondit avec un air de dégout :
« - Je dois me laver les mains !
- Mais tu ne peux pas toucher l’eau ! Qu’est ce que…
- Je ne peux pas toucher l’eau mais j’ai touché ce truc là, la sculpture bizarre de l’ancien locataire de l’appartement ! »
- Quoi ? L’espèce de stick argenté là ? Mais c’est quoi le problème, si tu as vraiment le don de tout comprendre depuis l’intérieur, toucher une œuvre d’art ça doit être une expérience géniale !
- Oh le côté expérience artistique, oui c’est super intéressant, mais jette-la à la poubelle ! Tu ne veux pas savoir pourquoi le type qui habitait ici l’a acheté et ce qu’il a fait avec… où… »
La sculpture phallique passa par la fenêtre.
Trois jours pour vider la cave d’un immeuble, une pièce fraiche pour garder certains produits. Malheureusement ma tentative désespérée pour y faire, selon une recette trouvée dans un livre, de la viande séchée, ma seule chance de conserver le peu de viande que je trouvais dans les congélateurs avant qu’elle ne se réchauffe, se solda par un échec cuisant et eu pour premier effet d’y introduire une invasion de mouches. Il fallu attendre trois jours de plus et quelques bombes d’insecticide pour retenter l’expérience, mais il était déjà trop tard.
Au fil des jours après qu’elle ait réussi à toucher une petite vingtaine de pièces du mobilier, je fis remarquer à Karine que ce qu’elle faisait pour se détendre, dresser le furet, méritais peut-être autant d’attention que ses exercices sur le toucher. En effet j’étais impressionnée par la facilitée qu’elle avait à se faire comprendre par la bestiole. En seulement deux jours Gitz avait assimilé les positions assis, couché et chandelle.
« Pour le moment ça ne sert à rien, c’est vrai, mais peut-être que tu finiras par lui apprendre à être un furet. Il ira chasser des petits animaux et je pourrai manger de la viande ! »
Peu à peu nous nous améliorions chacune dans nos domaines. Doucement soit, mais nous avancions. La chance aidait beaucoup aussi...
« - Karine ! Karine ! Regarde ! J’ai tué un pigeon !
- Avec le fusil à plombs que tu as trouvé ?
- Oui !
- Bravo ! C’est dingue ! Toutes mes félicitations ! »
Je répondis un grand merci et proportionnellement un aussi grand sourire.
« - Tu es passée aux cibles mouvantes alors ?
- Bah… en fait… Non pas encore. Disons qu’il volait très bas, à peu près à la hauteur que je visais… »
Et puis très fière de mon exploit malgré tout et légèrement poussée par mon manque de viande à ce moment là, mes dernières denrées animales s’étant décomposées dans la cave, je décidais de plumer l’oiseau pour le cuisiner.
C’est aussi de façon totalement involontaire que Karine le toucha et m’informa du nombre de maladies que j’attraperai si jamais je m’aventurai à avaler une bouchée de sa chaire, ponctuant le tout d’un :
« Et puis c’est logique, comment tu peux avoir envie de manger un piaf qui a des champignons sur les pattes, on aurait dit qu’il avait des mini-tomates sur les doigts ! »
La faim cela dit je gérais. Le froid j’avais plus de mal. Finie l’héroïne sexy qui avait vécu la fin du monde et en prenait possession comme son royaume. J’étais passée en mode mamie : pulls de laine et gros tricots et je prenais une douche seulement tous les deux jours pour éviter tout contact avec l’eau glacée qui coulait des robinets de la baignoire. Le fait de me dire que des millions de personnes avaient du vivre autrefois sans la fée électricité ne m’était d’aucun réconfort, tant mieux pour Laura Ingalls si elle arrivait à passer le temps avec un bout de bois et quatre cailloux, moi je flippais à l’idée d’aller aux toilettes la nuit sans pouvoir allumer la lumière !
Il y avait encore tellement de chemin à parcourir avant de devenir une véritable habitante du monde détruit. Je quittais peu nos demeures temporaire pour mettre le nez dehors, ou juste pour des endroits fermés. La bibliothèque principalement. Je cherchais des idées dans les livres, des réponses à des questions que je ne savais même pas énoncer véritablement, je cherchais un mode d’emploi qui n’existait pas. J’abandonnais rapidement mes lectures de manuels techniques, lassée d’ingurgiter des pages de textes dont seulement quelques lignes m’étaient véritablement utiles. Les romans me faisaient passer le temps au moins eux. J’avais le besoin de devenir cette encyclopédie vivante pour parer à toutes éventualités, mais ma situation demandait un tri informatif imposant, il y avait de nombreuses choses à oublier alors qu’elles étaient considérées comme vitales auparavant. J’avais l’air fine à savoir maitriser parfaitement un téléphone portable que je ne pouvais même plus recharger…
Heureusement la situation allait changer.
Le don de Karine était fabuleux mais elle ne le maitrisait pas. La bonne volonté qu’elle mettait sans faiblir à poser ses mains sur tout et n’importe quoi était rafraichissante, mais elle m’avoua un soir que la progression de son don se faisait sans elle.
« - Les changements ne viennent pas de mon bon vouloir. Tout ça n’a rien à voir avec le fait que je m’entraine. En réalité le fait que je m’entraine ça ne sert absolument à rien. Quand je touche un objet à chaque fois c’est comme si c’était par hasard, pas parce que je me suis concentrée deux heures dessus. J’ai l’impression que je ne peux pas forcer ces choses là à se faire. Je le sens, je change de l’intérieur. C’est comme quelque chose qui monte de plus en plus au fond de moi. J’ai le sentiment de devenir quelqu’un d’autre. Ca s’accomplit au fur et à mesure de plus en plus, mais cette montée c’est très perturbant, je vais devenir quoi au bout de tout ça ?
- Tu deviens une femme, ma fille ! Je te souhaite simplement que ça ne fasse pas trop mal au ventre tous les mois, ça c’est l’horreur… »
Toujours est-il qu’à force de laisser des livres éparpillés un peu partout du sol au plafond, il arriva enfin que Karine en touche un. Elle vînt me voir avec hésitation et incertitude et me demanda presque timidement, en me donnant le titre de l’ouvrage, ce qu’il se passait à l’intérieur. Comme je n’avais pas entamé cette lecture-ci, je dus l’ouvrir et lui lire à voix haute les première lignes avant qu’elle ne m’arrête dans mon élan.
« - Je l’ai lu ! En le touchant j’ai lu tout le roman ! Le tout en à peine une seconde !
- Tout le roman ?
- Oui, la moindre ligne !
- Tu veux dire que tu connais tous les personnages, les lieux, l’histoire, que tu pourrais en parler ?
- Tu veux un compte rendu ou quoi ?
- C’est fantastique ! Tu comprends les possibilités que ça ouvre ?
Elle répondit d’un joli sourire qu’elle perdit aussitôt lorsque je lui ordonnais de rester assise devant le tome A de la Grande Encyclopédie jusqu’à ce qu’elle le touche enfin.
- Le prochain objet que tu dois toucher c’est ça !
- Y’a comme un traquenard là…
- C’est toi mon mode d’emploi ! Tu vas te faire une culture générale béton en touchant des tonnes de livres. C’est la méthode la plus rapide ! Tu touches, tu fais le tri et ensuite tu me donnes des idées et instructions sur ce que je dois faire !
- Ca ne marchera jamais.
- Pourquoi ? C’est une super idée ! Toi la théorie, moi la pratique ! Toi tu sais, moi je fais. Comme ça on se complète parfaitement !
- Ca ne marchera pas. Déjà parce que moi ca ne m’apporte rien, je n’ai aucun besoin matériel, je ne vais pas ingurgiter des milliards de mots alors que je peux l’éviter. Ca te fais de l’exercice de ramer, je vais donc te laisser le faire. Seule. Ensuite parce que je ne suis pas une machine ! Si je peux tout connaître rapidement, je ne vais pas pour autant tout retenir ! Pour des choses qui exigent de suivre une démarche pas à pas, c’est bien plus efficace de lire les instructions au fur et a mesure, doucement, que de tout t’apprendre dans un flash comme je le fais et d’essayer ensuite de mémoire de tout remettre dans l’ordre…
- Alors tu as enfin là une piste sur le véritable entrainement que tu dois faire. Si tu ne peux pas avoir d’influence sur le moment où tu as tes flashs tu peux peut-être essayer d’influence la durée des flashs. Faire en sorte que tu puisses avoir ces visions aussi longtemps que tu touches les choses.
- On verra… J’ai le temps.
- Peut-être que non.
- Tu as peur de quoi ? Que le propriétaire vienne réclamer le loyer ?
- C’est un jeu pour toi ?
- Pardon ?
- Oui, ça t’amuse de me faire fouiller dans tous les sens quand tu le veux bien, ça t’amuse de me voir surmonter les difficultés. Tu t’en moques, toi tu n’as besoin de rien ! A quoi elle te sert ta vie ? Pour le moment ça t’amuse parce que tu te découvres des capacités hors du commun, mais quand tu sauras les maitriser, dis moi, qu’est ce que tu vas faire pour éviter de mourir d’ennui ? Pour le moment qu’est ce que je suis pour toi ? Une distraction : il m’est arrivé quelque chose d’hors du commun à moi aussi mais plutôt que m’aider tu vois les choses de l’extérieur, comme si j’étais un bon film et éventuellement quand l’intrigue ne va pas assez vite à ton goût tu me forces un brin à aller plus vite ! Mais il serait temps que tu te décides à m’aider vraiment !
- Insinuer que je suis une petite égoïste, je ne suis pas certaine que ce soit la meilleure méthode pour me convaincre vois-tu…
- Tu sais, ton don ne t’est pas toujours utile. Tu es incapable de mettre un doigt sur notre situation et de tout comprendre instantanément alors je vais te filer un coup de pouce. Je n’ai pas seulement besoin de toi. Toi aussi tu as besoin de moi. Je risque ma vie ici, j’ai grandi dans cette ville mais ce n’est plus le même monde dorénavant et je ne suis pas prête pour tout ça. S’il m’arrive de mourir, qui sait si tu ne disparaitras pas en même temps que moi ! Et imaginons que tu survives… Tout ce que tu auras à faire c’est à errer comme un fantôme…
Elle me regardait avec une certaine forme de terreur et de surprise dans les yeux.
- Tu penses vraiment que je me moque de toi ?
- Je sais que tu m’apprécies plus que tu ne le montres. On passe notre temps à nous chamailler et dans notre amitié c’est une façon de se montrer qu’on tient à l’autre et ça nous distrait en même temps. Mais parfois il faudrait que tu vois au-delà de cette distraction. On est dans cette aventure à deux, prends-y réellement part. Il n’y a pas d’un côté tes pouvoirs, de l’autre ce qu’il m’est arrivé, le tout est lié !
- D’accord... Je comprends. Mais que veux-tu que je fasse de plus ? Je ne t’ai pas raconté de blague, je ne sais pas comment je dois avancer et tant que je ne maitrise pas ce don, je ne vois pas comment je peux t’être utile.
- Alors laisse-moi t’entrainer. Moi j’ai quelques idées…
***
- « La centrale électrique ? Qu’est ce qu’on vient faire ici ?
- Pour le moment on va fouiller…
- Pour trouver ?
- Un manuel, un truc où il y aura des instructions, tu vas m’aider à tout remettre en route !
- A toi toute seule tu veux remettre le courant dans la ville ?
- Non à nous deux ! »
Ainsi nous avons mis une bonne journée à dénicher le moindre bout de papier qui trainait dans toutes les salles de l’incroyable structure. Je les regroupais en piles énormes, mon but était simple : chaque pile devait être remplies du plus d’informations possibles.
- « Il faudra que tu touches tout ça, ces documents ne vont pas forcément avoir de rapport les uns aux autres mais à priori il ne devait pas y avoir besoin que le tout soit relié correctement. J’espère que le fait de les toucher t’apprenne tout ce qu’il y a dans la pile entière. C’est la première chose sur laquelle tu dois bosser : étendre ton don non pas à un document mais à ce qui l’entoure, ici entre autre, d’autres documents.
- La première chose ?
- La seconde c’est la durée. Il ne faut pas que tu te contentes d’un flash, il faut que tu apprennes à faire durer ce moment où tu connais tout sur ce que tu touches.
- Mais je vais faire ça comment ?
- On va bosser sur ta concentration. Je sui persuadée que tu es trop impatiente pour te focaliser longtemps sur une même chose, ou pour être dans un état qui te prépare à la vision que tu vas avoir. J’ai déniché des bouquins à la bibliothèque avec des techniques de relaxation, des machins bouddhistes, de yoga et des trucs de voyance, mais on devrait réussir à obtenir un certain résultat.
- Et le fait que tu ais pris des provisions pour tenir un siège, ton sac de couchage et le furet ça sous entend que ça va prendre du temps non ?
- On ne part pas d’ici tant que le courant n’est pas revenu et le furet aussi c’est pour ton entrainement. Je crois que tu as un don pour lui apprendre les trucs à faire, je veux développer ça aussi. »
Tous les jours pendant une bonne heure j’obligeais Karine à s’allonger sur le sol de béton froid de la centrale, sans la moindre culpabilité puisqu’elle était incapable de sentir à quel point cela était inconfortable. Elle devait alors s’imaginer une vague bleue qui la submergeait petit à petit, des pieds jusqu’à la tête. L’heure suivante elle essayait tout bonnement de faire le vide dans son esprit et de ne penser à rien après quoi elle passait une heure devant une des piles, attendant un flash de connaissance. Une heure ensuite à se concentrer sur chaque partie de son corps. Elle les énumérait à voix haute et tentait de les « ressentir ».
- « Ventre…
- Sois plus précise !
- Euh… Estomac… ?
- Vas-y essaie de le ressentir…
- Elle est marrante ! Je ne suis pas médecin, j’sais même pas où il est sensé être exactement… Et puis pour l’utilité que j’en ai, je ne suis même pas sure d’en avoir un…
- Ouais donc tu disais… Ventre… Concentrée ! Reste concentrée ! »
Je la laissais jouer avec le furet après ça, lui apprendre des tours la détendait même s’il s’agissait d’un véritable exercice de mon point de vue. On recommençait par la suite tous les exercices.
Après quelques jours il y avait certains progrès. La visualisation de la vague bleue qu’elle exécutait auparavant en quinze minutes à peine si bien qu’elle recommençait quatre fois la chose dans l’heure vint à prendre deux fois plus de temps. Faire le vide dans son esprit, elle m’avoua qu’elle y arrivait parfois et que ça devait bien durer au moins trois secondes même si finalement elle n’en avait aucune idée puisqu’elle ne devait pas même penser au temps… Le fait de se concentrer sur son corps était encore un échec.
- «… En même temps, quand je le fais c’est avec la conviction que si je me touche moi-même j’en apprendrais bien plus, mais quand toi tu dors et que je dois m’occuper c’est ce que j’essaie de faire et ça ne marche jamais… »
Toucher les piles de documents donnait des résultats, purement aléatoires mais les visions venaient presque deux ou trois fois dans l’heure. Elles ne duraient jamais plus que le temps d’un flash, mais je lisais sur son visage une crispation certaine quand il venait, témoin de sa volonté de concentration.
- « Je n’ai pas réussi à lire la pile entière. Mais je peux le faire ! C’est la pochette plastique qui m’a stoppée. Le fait que ce ne soit pas la même matière, c’est comme si la vision avait vu que j’avais voulu la berner en regroupant les documents et qu’elle soit stoppée quand elle a remarqué une matière différente ! »
Alors on sépara la pochette plastique du reste des documents et on ne concentra les entrainements que sur elle.
- « Il faut que tu arrives à « lire » la pochette et ce qu’elle contient sans être stoppée par la matière. »
Apprivoiser le furet était ce qui donnait le plus de résultat.
- « Ce qui est étonnant c’est à quel vitesse il comprend tes instructions. Je suis certaine que tu peux lui demander de faire un peu n’importe quoi. Essaie de prendre pour acquis le fait qu’il te comprend et demande lui de faire un nouveau tour.
- Ca ne marchera jamais, là tu rêves !
- Essaie ! Non, pas comme ça, essaie avec un peu plus de conviction, utilise ce que tu as appris pour te concentrer, focalise toi uniquement sur les instructions que tu vas lui donner. »
Et cela fonctionna. Je fus surprise de constater ce qu’elle lui avait demandé lorsque je vis l’animal hésiter puis se diriger avec difficulté, comme si lui-même était concentré sur la tâche à effectuer, vers le bouton de mon pantalon de rechange et en arracher le bouton de ceinture de ses dents avec la plus grande hésitation, mais me réjouis tant bien que mal devant la réussite certaine de l’expérience.
Naturellement par la suite, quand devant mon insistance elle lui demanda de le recoudre, il afficha un air paniqué et couru se réfugier dans sa sacoche de transport.
Au bout de deux semaines je du retourner chercher des provisions ainsi qu’un pantalon, mais l’entrainement se poursuivit.
- « La seule chose que je regrette, c’est que ce ne soit pas un entrainement de karatéka, basé sur le physique, parce que je rêve de te faire imiter la grue en équilibre sur des poteaux de bois ! »
Vivre dans la centrale électrique n’était pas désagréable. Le siège du bureau du directeur était plutôt confortable pour dormir la nuit et le bâtiment avait un style très industriel, si bien que ce n’était pas si choquant de le voir désert. Dans les appartements ou la rue l’absence de population faisait toujours un drôle d’effet, dans ce genre d’endroit cette impression était moins forte.
Dans l’une des parties de la centrale, une passerelle était suspendue au plafond. De là haut nous pouvions à travers une grande baie vitrée, observer ce qu’il se passait au dehors, c'est-à-dire absolument rien si ce n’est des combats de chiens ou de chats errants. Le spectacle était parfois d’une absolue cruauté, je l’observais la main posée inconsciemment sur le revolver à ma ceinture puis finissait souvent par détourner les yeux par dégoût sans pouvoir m’ôter des oreilles, parfois pendant des heures, les aboiements et les râles d’agonies de certaines de ces créatures infortunées.
- « Pourquoi ils s’entretuent ?
- Euh je dois arrêter d’imaginer la vague bleue là ou tu parles toute seule ?
- Je pensais que l’homme était un être cruel mais finalement pas plus que les autres.
- Ils ont seulement faim, ils doivent protéger leur territoire, leur famille de chien et tout ça surement…
- Ca sert à quoi que l’homme ait disparu pour que toute cette férocité continue encore maintenant ?
- C’est la nature.
- La nature a voulu faire un bon en avant ultra rapide soit disant, mais là c’est comme si elle avait fait les choses à moitié. Ce n’est pas le nouveau départ que j’attends. Faut que ça change encore plus ! Tu dois y aller !
- Je le sentais venir ça ! Les histoires avec le furet ça te monte à la tête. Je ne veux pas sortir dehors parmi les chiens et je pense que tu es la première personne qui peut comprendre ça. Je sais qu’ils ne me voient pas ou alors qu’ils ne font pas attention à moi, mais j’étais là quand tu t’es faite agressée et moi aussi j’en suis choquée ! Je ne tiens pas à ce qu’ils me voient d’avantage !
- Tu vas être obligée.
- Je vois mal comment tu comptes m’obliger à sortir…
- Considère ça comme la suite de ton entrainement. On passe à la vitesse supérieure !
- Bah oui bien sur ! Allez la vague bleue, faut que je me concen… Romane tu fais quoi là ? Romane… Qu’est ce que tu… Romane ! Non ! Repose ce gilet ! Je ne plaisante pas. Arrête tout de suite !
- Je n’ai pas le pouvoir de t’obliger à sortir tu crois ? Si c’est vrai tu n’as pas non plus le pouvoir de m’empêcher à sortir ! »
Et j’ouvris la grande porte, complètement tétanisée en réalité à l’idée de me retrouver seule à l’extérieur. Le gilet c’était pour cacher la chaire de poule que j’avais parce que malgré l’énorme pull que je portais, j’avais tellement la frousse que j’avais peur que ça transperce…
Dehors j’étais un animal seul, j’étais donc une proie, j’étais du gibier, une nourriture potentielle pour des animaux redevenus presque sauvages et afin de montrer ma détermination je levais les mains, prouvant ainsi à Karine que je ne comptais pas me servir du pistolet. Elle était ma seule chance et bordel elle n’avait pas intérêt à foirer son coup et à me planter parce que sinon j’allais prendre cher !
« Espèce de cinglée, rentre immédiatement ! »
Parce qu’aucun animal ne se présentait devant moi dans l’immédiat et que ça allait foutre ma mise en scène en l’air, je décidais de faire le tour du bâtiment, là où certains chiens particulièrement violents avaient élu domicile et me sauteraient à la gorge à coup sûr. Dès qu’elle me perdit de vue Karine sortit elle aussi du bâtiment et me suivit en vociférant des insultes dans une langue que je suspectais bizarrement être de l’italien.
C’est un grognement qui m’en rappelait un autre, que trop familier à mes cauchemars, qui m’indiqua que le plan avait fonctionné et qu’allait maintenant se jouer l’instant décisif. Tout s’emboita parfaitement et sans surprise, sauf pour moi qui m’étais préparée au pire. Karine s’interposa entre le plus gros chien et moi tandis que les molosses nous entouraient. Elle n’hésita pas un instant et s’avança vers lui en le regardant fixement et finalement… le toucha.
Il y eu un flash, j’avais appris à les reconnaitre sur l’expression de son visage. Elle paru un instant ébahie aussi puis ordonna distinctement :
« N’attaquez pas. Ne bougez pas. Calmez-vous. »
Je ris enfin, soulagée, lâchant enfin toute la pression qui m’assommait jusque là car les chiens semblaient l’avoir enfin aperçue et mieux encore, leurs babines se baissaient pour cacher leur crocs et ils reculaient doucement. Il y en eu même un pour se coucher.
Seulement il y avait un hic. Tous les chiens lui obéissaient, sauf un et c’était le plus gros.
- « Je ne peux pas aller contre certaines choses Ambre. J’ai compris la situation en touchant le chien mais je ne peux pas leur demander n’importe quoi, il faut que ca ait un sens avec ce que j’ai compris…
- Et t’as compris quoi au juste ?
- C’est le chef de la meute celui là. Si tu veux que les autres continuent à te laisser tranquille et te laissent repartir il faut que…
- Non, ne le dis pas…
- Que tu le battes… »
J’eu quelques difficultés à déglutir tandis qu’il m’apparaissait dans un bloc à quel point cette situation avait été irréfléchie. Bien vite ma main se baissa à ma ceinture pour agripper l’arme et la brandir devant moi comme l’aurait fait un prêtre avec un cierge durant un exorcisme. Karine avait réussi mais cette fois-ci la mise à l’épreuve était pour moi. Je n’avais pas appris à me concentrer comme elle le faisait, cela m’apparaissait d’autant plus difficile de bien viser le monstre que le flot de souvenir de l’attaque du premier chien remontait sinueusement en moi.
Il bondit soudain, mais contourna Karine qui s’interposait jusqu’alors entre nous deux, ce qui me laissa le temps de reprendre mes esprits et comme au ralenti je me vis presser sur la gâchette et fermais les yeux pour ne pas savoir la suite.
Il y eu un couinement puis un bruit sourd et enfin un hurlement de joie sortant des poumons de Karine.
« Tu as réussi ! »
La balle s’était fichée droit dans l’œil du chien, c’était purement irréaliste.
- « Je suis vivante…
- T’as vraiment du bol quand même ! Tu te rends compte que tu as encore faillit mourir ! C’était complètement idiot de sortir comme ça ! Et si je n’étais pas venue dehors ? La nature doit vraiment tenir à ce que tu lui fasses un héritier d’une nouvelle sorte pour qu’elle te facilite autant les choses !
- Tu appelles ça faciliter toi… »
Nous sommes rentrées dans la centrale en prenant bien soin de fermer correctement la porte, même si d’après Karine je n’avais rien à craindre des autres chiens maintenant.
Le soir même comme emportée par la réussite du jour, Karine réussit à faire durer l’un de ses flashs de connaissance pendant près de sept secondes.
Une semaine plus tard elle les faisait durer tous pendant quinze secondes, même si elle n’arrivait toujours pas à traverser la matière ou à provoquer volontairement les flashs qui ne se manifestaient que de manière aléatoire. Elle n’arrivait pas non plus à parler pendant ce l’abs de temps, cela lui pris deux semaines de plus et presque miraculeusement nous avons réussi à faire redémarrer la centrale et à rétablir l’électricité dans la ville. Il fallait revenir régulièrement pour certaines manipulations mais déjà j’imaginais l’eau chaude qui allait enfin rejaillir de nouveau du robinet de la baignoire !
Karine était comme métamorphosée, son caractère belliqueux et rancunier à la moindre remarque ou trait d’humour déplaisant de ma part, faisait place bien souvent à un calme serein et des réparties pleines d’humour. C’était comme si elle avait mûrit de plusieurs années en quelques semaines. Elle cherchait de moins en moins les rapports de force entre nous deux, acceptant plus souvent qu’à son habitude de ne pas être toujours celle qui commande.
Lorsque le courant fut revenu, nous attendîmes le petit matin pour faire les quelques kilomètres en scooter qui nous séparaient de la ville dont la centrale était légèrement éloignée.
La conduite n’était pas évidente, il fallait souvent quitter la route pour contourner les voitures ou des camions qui les bloquaient. Entourées seulement par des espaces dégagés autour de nous, le plus souvent des champs, je me sentais encore plus seule et ces étendues désertes me rappelaient combien les gens que je connaissais auparavant me manquaient.
Cependant une fois parvenue dans le centre ville il apparu rapidement que je n’allais plus être seule longtemps.
« Ambre arrête toi ! Regarde sur le mur là bas ! »
***
J’ai clairement été maraboutée par l‘univers, le genre de sort dont on ne se débarrasse qu’en traçant des signes mystérieux avec du sang de poulet, et des os de chèvre, le tout avec un chapeau à plumes ridicule…
Quand je pense aux héros de l’antiquité qui se sont contentés de nettoyer du crottin de cheval et de tuer un sanglier, sérieusement : ma vie craint.
Quarante et une lettre et mon petit monde qui commençait enfin à être sous contrôle volait en éclat sous une nouvelle pression.
« SURVIVANT MOI AUSSI JE SUIS AU 13 RUE DES TANNEURS »
La torture psychologique à l’état brut.
Je regardais les caractères inscrits en majuscule à la peinture rouge sur la vitrine d’un magasin de vêtements en me demandant si c’était justement parce que je commençais à me faire à ma vie qu’elle prenait un nouveau tournant.
Voulant me laisser suffisamment de temps pour réfléchir je rentrais en vitesse dans un appartement et rangeais le scooter à l’intérieur du bâtiment afin qu’aucune preuve de vie récente ne soit visible depuis la rue. Ainsi même s’il commençait à faire noir et que j’avais de nouveau l’électricité, je me retins d’allumer les lumières et m’assis dans le canapé, enveloppée d’une pénombre presque complète.
Karine vint m’exposer son avis :
« - Je connais tes arguments. Je sais que tu as peur de rencontrer cette personne car elle pourrait ne pas être parfaite. Tu crois que tu finirais par te reprocher de l’apprécier à cause des circonstances et pas seulement pour elle. J’ai raison non ?
En plein dans le mille.
- En quelque sorte… Il y a ça, j’ai peur que ce soit quelqu’un… Moche… Idiot… Un plouc… J’ai un peu honte de dire ça, je sais que je devrais me focaliser sur cette beauté intérieure, mais bon, soyons réaliste, il peut être moche à l’extérieur comme à l’intérieur ! Dans toutes les histoires de ce genre, naturellement les deux derniers survivants couchent ensemble, pas par amour, mais pour combler des besoins physiques et clairement je dois avouer que ça peut me dégoûter de penser à ça. Ca en viendra là de façon certaine, même si c’est une fille je suis sûre qu’il se passera quelque chose, parce que c’est humain, qu’on a besoin de contact physique une fois de temps en temps. J’ai la chaire de poule rien qu’en pensant à un type super laid penché sur moi pour ce genre de besoin…
Mentalement c’est le même problème, il y a des gens avec qui ça n’accroche jamais. J’imagine ce genre de type super lourd, qui fait des réflexions grasses et salaces à tout bout de champs et qui prend un sourire gêné pour un encouragement.
Je n’ai pas peur d’aimer cette personne simplement à cause des circonstances. J’ai peur que ce soit quelqu’un que je ne puisse jamais aimer ! Une fois que je l’aurai rencontré je crois que ce sera trop tard pour faire machine arrière et prétendre qu’il n’y a que moi, le furet et mon amie imaginaire !
On dit qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné, mais personne n’en pense un mot, les gens préfèrent rester en couple avec des gens qu’ils n’aiment plus plutôt que vivre dans la solitude, mais ils le font parce qu’ils n’ont pas que cette personne dans leur vie.
C’est impossible de n’avoir qu’une personne comme entourage si on n’éprouve pas pour elle un amour profond et sincère. On a besoin d’amis autour de nous, on a besoin de s’investir dans notre travail pour supporter de vivre une semi-relation. Dans mon cas, puisque je n’ai rien de tout cela, oui, il vaut mieux être seule que mal accompagnée.
Puis je pense au contraire. J’imagine qu’il s’agit bien d’un homme et qu’il est bien ce type, qu’il est attachant et que je finisse par éprouver de l’amour pour lui. J’aurai toujours le doute, que dans d’autres circonstances, jamais nous n’aurions été ensemble, mais que finalement on s’en moque ! Même, tant mieux que tout cela soit arrivé car ça m’aura fait découvrir une personne formidable, ça m’aura forcé à creuser plus loin que les apparences.
Mais là j’ai le sentiment d’être manipulée. Avec tout ce que tu m’as raconté sur mon rôle de mère porteuse pour la nouvelle espèce dominante, je ne peux pas voir cette arrivée comme une coïncidence. Je ne suis pas de taille à me battre contre l’univers s’il veut gagner le combat tu vois. C’est donc vrai, je vais accoucher d’un petit monstre, au sens littéral. Je me vois en train d’hurler, les pieds dans les étriers et qu’une créature ignoble sorte de mon vagin. Mon futur a inspiré des tas de films d’horreur ! Je ne suis même pas sûre d’avoir envie d’un bébé normal ! Je serai une affreuse mère ! Je suis complètement névrosée, je suis assez folle pour avoir une amie imaginaire dont l’existence devient plus intéressante que la mienne !
Donc voilà, d’un côté comme de l’autre rien n’a l’air très réjouissant !
- Je te fais gagner du temps si je te dis que malgré ces réflexions poussées tu es bien trop curieuse pour ne pas, au moins, aller voir à quoi ressemble cette personne ? Ca peut être une question de minute comme une question d’année, mais tu sais qu’il y a quelqu’un d’autre maintenant, et tu ne pourras pas en rester là, que ce soit parce que tu changes d’avis ou que ce soit sur un coup de tête le jour où tu auras un peu trop bu... Tu chercheras à voir qui est cette personne.
Elle marquait un point.
- Admettons. Comment je peux le voir sans que lui me voit ? Ca reste un problème. Je sais que si j’allume la lumière on pourra le voir depuis la rue et s’il vient à passer par là, il ne pourra la louper. Alors je reste enfermée dans le noir à faire la morte… Si je sors dehors et que je vais près de chez lui en scooter, il entendra le moteur dès que j’entrerai dans le quartier. Si j’y vais à pied il entendra les chiens aboyer sur mon passage !
- Je veux bien m’occuper des chiens avec mes tours de passe-passe si tu es prête à prendre le risque, j’entends par là te faire déchiqueter par un mâle dominant.
- Tu parles toujours des chiens là, pas vrai ? »
J’enfilais une tenue sombre pour me camoufler dans l’obscurité qui régnait au dehors et posais le furet sur le lit avant de sortir.
J’ouvris la porte à Karine, elle s’engouffra dehors et me fit signe de la suivre. Tout doucement je passais le pas de la porte à mon tour pour la rejoindre. Il n’y avait pas un bruit.
« - La rue des tanneurs est à un bon quart d’heure de marche d’ici, prenons sur la gauche là, précède moi de quatre ou cinq bon mètres et calme les chiens que tu croises avant que j’arrive. »
Nous croisâmes un premier animal quelques minutes plus tard, il se mit à aboyer immédiatement. Ce n’était pas grave, c’était même prévisible, le tout était qu’il ne le fasse pas trop longtemps.
Immédiatement, Karine fustigea la bête du regard et chuchota un simple : « Chut ! Laisse nous passer tranquillement ! »
L’animal se coucha sur le flanc, la queue remuant dans tous les sens, comme s’il attendait une caresse. Je le frôlais involontairement en passant mais il ne manifesta aucune réaction.
Nous avancions ainsi sans encombre, la peur toute fois collée au ventre pour ma part.
C’était comme raconter des histoires de fantômes avec ses amis toute la soirée puis devoir aller se coucher seule… Dans ma tête avait défilé tous les scénarios possibles, la plus part s’avéraient peu optimiste et pourtant je fonçais tête la première dans la gueule du loup !
Si les rues désertées étaient angoissantes de jour, la nuit elle paraissait de nouveau habitée et c’était bien pire. Les ombres dansaient sur les murs, dans ma vision périphérique et j’avais l’impression de voir des silhouettes se déplacer. Le grésillement des lampadaires contribuait lui aussi à cette ambiance tendue. C’était encore pire lorsqu’une ampoule semblait être en fin de vie et lançait des messages en morse dans les ténèbres.
La nuit était fraiche et je frissonnais malgré moi en suivant Karine tout en lui indiquant à voix basse quel chemin prendre à elle qui connaissais peu la ville. Comme nous nous approchions de la rue des tanneurs je jetais des coups d’œil dans tous les sens, un peu comme si je m’attendais à une embuscade. Je ne sais pas trop de quoi j’avais peur... Il n’y allait pas y avoir de sniper dans les arbres, pas de pierre s’enfonçant dans le sol sous mes pas qui libèrerait une énorme pierre d’une tonne roulant assurément dans ma direction…
En vérité nous étions rapidement sous les fenêtres du numéro treize et il ne laissait aucun doute que le mystérieux inconnu logeait là, une impression certainement donnée par les énormes flèches tracées à la peinture rouge et recouvrant toute la façade à hauteur d’homme. Elles montraient la porte, invitaient à entrer, du moins c’était surement l’effet recherché…
En levant un peu la tête, on voyait de la lumière derrière des rideaux du deuxième étage. Il était là.
Plutôt que de foncer la tête baissée après avoir pris tant de soin à ne pas se faire repérer, nous prîmes la décision d’observer le survivant depuis le côté opposé de la rue, dans l’appartement du deuxième étage de l’immeuble d’en face.
Avec mille précautions pour atteindre le lieu, je m’approchais de la fenêtre et sortis de mon sac la paire de jumelles qu’elle contenait.
« - Ca donne quelque chose avec les jumelles ? Je ne vois rien d’ici ! »
Karine se tortillait dans tous les sens pour avoir un meilleur point de vue, mais la seule chose que la vitre montrait à nos regards c’était des rideaux opaques à souhait. Il faudrait attendre le lendemain matin.
Je postais Karine en chien de garde afin qu’elle m’alerte dès qu’elle verrait du mouvement. A force de persuasion je réussi à lui faire sortir de la tête l’idée d’aller voir par elle-même de plus près.
« Il ne me voit surement pas puisque je suis imaginaire ! Comme pour les chiens ! Si je n’interagis pas il ne me remarquera même pas ! »
Au petit matin elle m’hurlait dans les oreilles. Je me réveillais en sursaut, mais elle me calma aussitôt.
« Doucement ! Les rideaux viennent d’être ouverts ! Lève toi tout doucement, ne fais pas de gestes brusques, on est tout près ça serait dommage de tout gâcher. »
Accroupie sur le sol, les ongles plantés dans le mur et les yeux grands ouverts, j’attendais avec une énorme appréhension que quelqu’un se montre enfin, le nez empiétant à peine sur le rebord de la fenêtre.
Soudain prise d’un fou rire je me fis réprimander véhément par Karine :
« - Mais t’es folle arrête ! Ne bouge pas dans tous les sens comme ça !
- Mais enfin c’est ridicule ce voyeurisme de collégienne !
- Tu veux voir à quoi il ressemble ou pas ?
- Bien entendu mais bon, c’est quand même absurde cette situation, j’ai l’impression d’être une gamine de douze ans qui se cache pour regarder la télévision après minuit ! »
Le brusque changement de voix de Karine me fit rapidement comprendre qu’il s’était finalement montré.
« - Oh merde… »
Puis à mon tour et après avoir posé mes yeux sur le survivant :
« - Mais… C’est quoi ce truc ? C’est encore mieux que la télévision… »
Simultanément un énorme sourire s’esquissait sur nos lèvres, à deux doigts de nous lécher les babines, nous lâchions dans un même élan le spectacle puis après avoir échangé un regard, hurlions en cœur aussi aigu que possible.
Fort heureusement de l’autre côté de la rue, le survivant ne s’était rendu compte de rien. En train de prendre son petit déjeuner il nous offrait un véritable spectacle, en boxer sur son tabouret de bar, son bol de céréales à la main.
Tous mes doutes disparaissaient en fumé sous cette prodigieuse vision.
« - Maintenant j’ai envie de faire des bébés !
- Moi aussi… Je veux le toucher… »
Il était plutôt grand, loin d’être un mannequin insipide, il avait la carrure d’un sportif occasionnel, le genre de personne qui a un charme fou même à la sortie du lit. Un type rageant, au charme involontaire. Les cheveux en bataille il affichait sans complexe une barbe de deux jours.
Je laissais aller mon imagination :
« - J’ai envie de lui poser un chapeau melon sur la tête et l’écouter me chanter du blues… Un mec comme ça ne peut pas exister ! Tu crois que je l’ai inventé aussi ?
- J’espère… Oh et puis merde ! Il faut y aller ! »
Portée par une vague de folie soudaine nous nous jetions dans la cage d’escalier pour rejoindre la rue, les cheveux dans le vent totalement prises dans un moment d’inconscience, nous volions à l’encontre du dernier mec de la planète avec des étoiles dans la tête…
Une fois devant la porte de son appartement, je n’eu pas le temps de frapper, la cavalcade dans l’escalier n’avait pas dû être discrète, il ouvrit le battant alors que je levais le poing pour l’abattre. J’évitais de le frapper en plein visage de justesse.
Il était encore mieux de près… J’étais profondément sous le charme.
Après un air qui traduisait toutes les attentes qu’il avait pu avoir en ouvrant la porte, il fit un superbe sourire.
Nous sommes restés comme des idiots quelques minutes sans échanger la moindre parole, pas sûrs de savoir quoi dire dans de telles circonstances. Je décidais finalement de me jeter à l’eau.
« - Vous avez vu mon message sur internet ?
Il hocha la tête sans lâcher son sourire, puis finit par lâcher d’une voix grave :
- Oui, ça fait un mois que je suis parti pour vous retrouver ! Je suis Matthieu.
- Moi c’est Ambre. »
C’est à ce moment qu’il se retourna avec un grand naturel vers Karine.
« - Et vous ? »
Elle lâcha un juron en italien.
Matthieu… Matthieu était un personnage plus qu’une réelle personne. Pourtant parfaitement honnête, sans en faire trop, il était juste comme un concept abstrait d’une notion qui l’aurait été tout autant. Il était comme une sculpture d’art contemporain derrière laquelle on sait qu’il y a du génie, mais devant laquelle on est incapable de savoir par quel bout commencer.
Physiquement déjà il était engageant. Il souriait légèrement et en permanence, comme si un être invisible lui soufflait sans interruptions des blagues au creux de l’oreille. Une bouche en parfaite adéquation avec des yeux rieurs, où une lueur brillait en permanence. Ses yeux n’étaient pas beaux. Ils n’étaient pas remplis de reflets de couleurs, ils ne changeaient pas avec le temps, ils n’étaient ni clairs ni limpides, non, ils étaient d’un noir profond, mais ils racontaient des histoires. Il avait des yeux de vieillard baroudeurs, des yeux qui ont tout vu et tout entendu et à travers eux semblait parfois vouloir s’échapper des expériences venues du fond des âges que Matthieu lui-même ne semblait pas avoir vécues.
Il ressemblait à une sorte de star, il en avait la carrure, on se sentait irrémédiablement attiré vers lui. Acteur il aurait eu cet air fin et intellectuel de ceux qui refusent de jouer dans autre chose que les films d’auteur, musicien il aurait joué du jazz, mais tout ça sans la moindre prétention, il aurait pu tout autant être un simple surfeur insouciant, le genre de personne qui ne se soucient que des vagues, de la plage et du bruit des noix de coco quand elles vous tombent sur la tête…
Il semblait plein de profondeur mais assurément n’y accordait pas la moindre importance, peut-être ne s’en rendait-il tout simplement pas compte.
Mentalement pourtant c’était une porte ouverte sur l’intangible. Il voyait au-delà de tout. C’était comme s’il avait un sixième sens, mais que c’était le seul dont il se servait.
Plus d’une fois je l’ai observé s’arrêter au beau milieu d’une ruelle, lever le visage, fermer les yeux, prendre d’une grande inspiration et avec cet air plein les poumons, prononcer d’une traite en s’inspirant de ce qu’il avait vu avant de fermer les paupières :
« Comme tout cela vit encore. Ca commence doucement, simplement avec ce qu’il y a déjà là, j’entends le vent qui souffle dans le carreau brisé d’une fenêtre, qui caresse de son souffle les commodes, la tête d’une poupée de porcelaine, il fait vibrer doucement la corde d’une guitare rompue depuis longtemps. Il carillonne avec les objets des disparus. Puis ensuite c’est ton pas, léger sur le bitume, un frottement à peine audible pour ne pas qu’on se fasse repérer, mais il rythme la musique. Oui, il rythme la musique. Celle de la vie par laquelle ça doit commencer, doucement, par des événements. Une poubelle qui tombe, renversée par un clébard, le grésillement d’une enseigne de librairie, c’est l’univers qui chante ça oui. Alors le reste suit et j’entends. J’entends un vrombissement sourd et étouffé et bientôt un klaxon, se sont les voitures, les conducteurs râlent au feu rouge et sur ceux qui grillent les priorités. Tout s’enchaîne très vite, des voix, des tas de voix, des rires, des pleurs, un maraicher qui vante la fraicheur et la saveur de ses melons. Il y a un enfant qui hurle pour avoir la boite de céréales avec le jouet à l'intérieur et un amoureux qui déclare sa flamme. Il ya a des portes qui claquent, qui grincent, une sirène au loin, il doit y avoir un accident pas loin. Des cris, de l’eau qui coule, comme une chasse d'eau qu'on vient de tirer. Une soufflerie d'aération d’un parking souterrain et le frottement de tissu de la jupe qui se lève en passant sur les grilles, surprise par cette brise. On interpelle quelqu'un qui a oublié ses clefs. Très loin il y a des travaux dans la chaussée, on refait les canalisations du quartier. Tellement de sons à présent que ça devient dur de les différencier, de savoir ce qu’ils sont. Tout revit à nouveau. Tout est revenu, tout a repris sa place et rien n’a changé. J’entends. J’entends l’univers chanter ! »
Il finissait par ouvrir les yeux en se crispant. Il était persuadé que tout serait là. Mais il n’y avait rien.
Moi je tendais l’oreille, je fermais les yeux, je respirais un grand coup aussi, mais quand lui remplissait le vide de l’espace si facilement pour moi le chant de l’univers était un simple aboiement de chien à l’agonie dans le lointain. Le chant sonnait drôlement faux.
Quand il parlait il se laissait emporter, mais il n’était pas poète. Il ne voulait surtout pas être poète. Il disait que les poètes étaient des asexués en collants qui minaudent à la vue de la moindre prostituée.
Il avait pourtant tout d’un artiste, refusant par-dessus tout d’être terre à terre, s’échappant à tour de bras dans des pensées évasives, des réflexions pleines de profondeur, rarement creuses même si parfois il se laissait emporter et entraîner par le flot qui le menait vers des idées par trop tordues.
Il prit instantanément le rôle de protecteur et s’il nous sentit de caractère indépendant, il eu la judicieuse idée de l’être en se contentant de cacher perpétuellement ses peurs et ses doutes. Je crois d’ailleurs qu’il n’en avait aucun. Il développait une facilité incroyable pour l’auto persuasion et croyait dur comme fer que l’univers était trop beau pour qu’il puisse y avoir quoi que ce soit de mauvais véritablement dedans. Il relativisait tous les malheurs et il était très doué car parfois il réussissait même à nous convaincre.
Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il voit Karine, c’était simplement la continuité logique de son personnage.
Un personnage que j’adoptais rapidement, après une seule journée il était clair que je tombais amoureuse.
La première rencontre pourtant ne fut pas belle. Sur le pas de sa porte dans les premières secondes puis les premières minutes, l’air fut rempli d’hésitation. Comment est-on sensé se comporter quand on rencontre le seul et unique autre survivant de la planète ? Quand vous savez pertinemment que ce n’est pas une rencontre banale et que l’autre en face, lui aussi, sait qu’il commence une relation pour la vie. Il n’y a aucun manuel qui vous apprend à faire ce genre de rencontre –en fait il y en a un je le découvrais quelques années plus tard dans une bibliothèque, mais il était bien trop tard.
Surtout gênés, après nos présentations nous avons simplement ri de bonne grâce. Puis quand le souffle a manqué Matthieu nous a invitées à entrer.
Il avait quelque peu nettoyé l’appartement dans lequel il s’était installé et dans un coin de la cuisine il avait emmagasiné un petit tas de denrée comestibles, des boites de conserve, des biscuits, des confiseries… Il nous invita à emménager quelques jours sur place et dans un effort de galanterie s’installa dans l’appartement de l’étage supérieur pour nous laisser notre intimité. Ce jour là, nous avons surtout bougé des meubles sans oser réellement parler, nous observant mutuellement avant d’aller nous coucher chacun de notre côté, éreintés. Les jours suivants cependant notre langue se délia.
Devant une multitude de cafés, pendant une multitude de moments, l’histoire de reconstitua et continua à se faire. Il descendait tous les matins à dix heures et demie précises et préparait le breuvage qui allait achever de nous réveiller.
Il accordait une grande importance à cette routine, prétextant qu’elle le gardait loin de la folie que notre existence était susceptible d’apporter. Il appelait ça « ses listes ». Cela allait du café du matin à l’action ville une fois par semaine – faire quelque chose pour le monde, repeindre les rues, planter un arbre dans les fissures des trottoirs – en passant par les gestes porte-bonheur à la façon des joueurs de tennis – c’était par exemple toucher son nez avec sa langue dès qu’il s’apprêtait à manger de la viande…
Une fois le café prêt nous nous asseyions tous ensemble et nous discutions. C’est ainsi que nous apprenions Karine et moi ce qu’il s’était vraiment passé le 27 Avril.
« - Une minute avant la fin c’est devenu incroyable, toute la violence a stoppé. Soudain on a tous pris conscience que le moment était venu. La plus part des gens étaient en pleur. Il y a eu un compte à rebours, comme pour le nouvel an, il a été très clairement repris par tout le monde a partir de sept. Toutes ces voix qui disaient la même chose, ça résonnait dans ma poitrine. Puis six. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Là ça a été fantastique, il n’y a pas eu de zéro, personne ne l’a prononcé, non, tout le monde a inspiré fortement. Tout le monde. C’était la respiration la plus bruyante qu’on ait jamais entendu. Tout le monde a pris son souffle comme s’il allait sauter du haut d’un pont, comme pour se donner du courage. Moi aussi je l’ai fait. Puis on s’est tous rendu compte de ça et qu’à zéro il ne s’était rien passé, j’ai eu le temps de voir quelques sourires se dessiner, en entendre commencer à pleurer de plus belle et soudain ils ont tous disparus. Tous.
- Disparus comment ?
- Juste disparus ! Pas envolés, pas estompés, pas partis dans un nuage de fumée. Simplement disparus. Ils étaient tous devant mes yeux et l’instant d’après j’étais seul.
- Comment as-tu réagi ? demanda Karine
Je me rappelais moi-même mon emportement peu glorieux dans le stade de foot.
- J’ai paniqué ! J’ai couru partout en appelant à l’aide mais personne ne répondait. J’ai gardé une radio allumée avec moi tout le temps pour voir si quelqu’un ne passait pas un message. Mais il n’y avait rien. Je suis allé de maison en maison, je ne pouvais pas m’arrêter, quand je devais faire une halte pour dormir ça me rongeait de l’intérieur. Je ne voulais pas réfléchir au fait que peut-être j’étais seul pour toujours.
J’ai finis par prendre une voiture et aller dans la prochaine ville. C’est à ce moment que je suis allé sur internet. Parce que la ville dans laquelle je logeais n’avait plus d’électricité déjà trois jours avant le 27. Les lignes ont été détournées par une secte qui voulait empêcher le désastre, ils pensaient que le soleil allait s’éteindre et ils tentaient d’en recréer un petit pour leur usage personnel. Ils ont tous grillé. Personne n’a réussi à remettre le courant, ou personne n’a essayé puisque ça n’avait pas tant d’importance dorénavant. Mais c’était plutôt malsain parce que dès qu’il y avait un vent d’est ça sentait le cochon grillé…
Dans la prochaine ville donc je suis allé sur internet et j’ai vu ton message Ambre. Il ne disait pas grand-chose et ça pouvait être un canular, même si la date était postérieure au 27 Avril, mais il fallait que j’essaie. J’ai repris la voiture et j’ai fait la route jusqu’ici. Des jours et des jours de route.
- Pourtant la ville de Jalais n’est qu’à quatre cents kilomètres tout au plus…
- Les routes sont loin d’être praticables. Il faut sans cesse en sortir, les voiture font des bouchons sur les grands axes, les ponts sont effondrés dans les rivières qu’ils devaient traverser. Il a fallu faire énormément de détours. Il y a même un moment où j’ai du faire cent kilomètres au sud pour pouvoir repartir enfin vers le nord… J’ai fait des pauses régulièrement pour vérifier malgré tout dans les autres villes si quelqu’un était encore là…
- Et ?
- Ca n’a jamais semblé être le cas. Il fallait que je trouve de l’essence aussi… Enfin bref, quand je suis arrivé ici, je ne savais pas du tout où il fallait que j’aille dans la ville. J’ai laissé des messages un peu partout à la bombe sur les murs et j’ai attendu ici que quelqu’un vienne, en essayant de ne pas m’éloigner trop de l’appartement.
- Nous sommes finalement venues !
- Pas tout de suite… A vrai dire je perdais patience. J’allais rester encore quelques jours, mais j’étais décidé à repartir bientôt. Je me disais que s’il y avait eu un survivant effectivement dans ces lieux, il avait pu bouger tout comme moi… »
A notre tour nous racontions notre quotidien, de la découverte de ma condition à la naissance de Karine. J’hésitais à raconter les expériences et les dons de cette dernière, ne voulant pas qu’il sache le plan que l’univers semblait avoir prévu pour nous deux, mais elle s’en chargea elle-même, pleine d’exaltation, visiblement sous le charme elle aussi de Matthieu. Son élocution s’enflammant comme jamais, d’autant plus que le jeune homme répondait en délire lui aussi. Plus résistant que moi, il montait souvent se coucher bien après que je sois partie dans mon lit et continuait d’élaborer des théories à propos des volontés de l’univers avec Karine jusque très tard dans la nuit.
J’essayais parfois de suivre leur discussion, bien entendu car elle abordait le fait qui lui et moi devions mettre au monde la nouvelle espèce et que j’étais pendue à ses lèvres et essayais d’analyser le moindre de ses mots pour savoir ce qu’il pensait de l’éventualité que lui et moi nous nous retrouvions dans le même lit en tenue d’Adam et Eve…
Mais il n’était pas le genre à prendre les choses pour acquises. Même s’il abordait le sujet, il avait la politesse de se détacher des choses. Il parlait par exemple de ses futurs bébés ou des miens, jamais des « nôtres », même s’ils avaient déjà abordé la possibilité que nous ne rencontrions jamais un autre humain de toute notre vie ce qui sous entendait bien qu’on devrait les faire à deux !
Nous instaurâmes un roulement pour nous occuper de l’entrainement de Karine et peu à peu la vie s’instaura de nouveau dans une douce routine, un mois et demi passa sans qu’on ait réellement le temps de nous en rendre compte.
A deux les affaires physiques – qui ne concernaient pas Karine – allaient bien plus vite, il était plus évident alors de faire de la rue notre terrain de jeu. Seule, même avec Karine, la peur me serrait le ventre dès que je passais le pas de la porte de l’immeuble, mais Matthieu à nos côtés apportait une présence rassurante, comme un effet magique, un placebo de sureté.
Les rues n’étaient toujours pas sures, il y eu des blessures, des attaques, mais une chose changea radicalement : nous n’étions plus en bas de la chaine alimentaire et de notre statut de proie nous passâmes à prédateur.
Nous faisions des progrès avec les armes à feu, mais les utilisions aussi peu que possible, elles gardaient pour Matthieu comme pour moi, une aura malsaine, une image d’outils dangereux à n’utiliser qu’en dernier recours. C’est dans le braconnage cependant que nos compétences s’envolaient. Nous apprîmes à faire toutes sorte de pièges, des plus grands au plus petits et petit à petit nous eûmes de nouveau de la viande dans nos assiettes, qu’on faisait frire avec un peu d’huile ou sécher à l’aide du sel.
Nous n’étions pas difficiles. Nous avions marqué une hésitation commune il est vrai, la première fois qu’un rat se pris dans l’un de nos filets, influencés par sa réputation écœurante, par peur des maladies, mais il était évidant que cet animal serait notre proie principale. Matthieu mis un terme à la discussion.
« Nous avons des canines, elles sont là pour manger de la viande et nous allons nous en servir, ça et une poêle énorme pour faire cuire la viande deux fois. »
Même hésitation, bien que le dilemme soit légèrement différent, quand passé à des pièges de plus grande taille nous capturâmes pour la première fois un chien. Le meilleur ami de l’homme passa dans notre assiette comme le reste.
« On peut se permettre de protéger et de se prendre d’affection pour les autres espèces animales quand la suprématie de la notre devient évidente. Cela nous donnait autrefois la responsabilité des autres formes de vie. Mais nous sommes loin du statut de grand frère animal dorénavant. Non seulement avec les deux individus que nous sommes nous sommes passés en sous nombre, mais en plus il s’agit maintenant de survie. Nous ou eux. »
Nous n’avions pas de viande tous les jours cela dit, à peine une fois par semaine, cependant cela restait suffisant.
A dix heures tous les matins nous partions tous les trois, armés, et faisions le tour de nos pièges. Un itinéraire programmé et invariable sur un chemin que nous connaissions par cœur ainsi que ses environs avec ses raccourcis et cachettes les plus proches pour une retraite rapide si besoin était.
Ce matin là nous étions partis à deux, Karine ne nous avait pas rejoint, il arrivait fréquemment que celle-ci continue seule son entrainement durant nos heures de sommeil, mettant à profit ces huit ou dix heures supplémentaires journalières pour se concentrer sur ses propres progrès. Ainsi elle oubliait parfois de lever les yeux vers une fenêtre et n’observait que bien plus tard que le soleil était déjà bien haut dans le ciel.
Nous avions visité la moitié de nos pièges et comme à notre habitude nous nous étions arrêtés dans notre coin bivouac, une terrasse surplombant une petite impasse et accessible uniquement par une échelle en métal partiellement rouillée, parfaitement verticale et à laquelle la plus part des animaux avaient une totale incapacité à monter.
Ce petit coin de paradis était le théâtre chaque matin de mes fantasmes romantiques les plus fous et tandis que je lui passais un morceau de pain totalement rassis et à la croute visiblement carbonisée – notre technique de cuisson dans un four à bois que nous avions trouvé dans un jardin emmuré n’était pas tout à fait au point - ainsi qu’un morceau de viande de lapin sèche, j’imaginais des scènes obscènes tout en observant le petit sourire en coin qui apparaissait au coin de sa bouche et le roulement des muscles de ses bras alors qu’il le tendait pour attraper son déjeuner.
Au milieu des herbes folles qui naissaient dans les fissures du mur en brique là où une fine couche de terre apportée par le vent avait réussi à s’accrocher, mon esprit vagabondait à quelques mètres à peine de moi pour me coller imaginairement contre le corps de mon homme idéal.
Brusquement je fus contrainte d’interrompre le cours de mes pensées. Matthieu leva soudain la tête.
« - Tu as entendu ça toi aussi ?
- Oui, on aurait dit une chèvre… »
Nous nous taisions, l’oreille aux aguets, près à bondir s’il le fallait.
Ce n’était pas le premier événement de la sorte. Nous suspections dans le cœur de la ville la liberté des animaux d’un vieux zoo ou d’un cirque, non pas des espèces exotiques du style lion ou tigre – bien qu’un rugissement nous ait fait courir des frissons le long de l’échine à une ou deux occasions – mais il semblait y avoir quelque part des chevaux, des chèvres et peut-être bien des bisons dont l’espérance de vie nous semblait compromise. Nous rêvions de mettre la main sur de telles créatures pour tirer profit de leurs capacités avant que d’eux espèces s’en chargent.
S’il y avait une chèvre pas loin cela signifiait beaucoup de chose, surtout qu’il nous fallait tout faire pour l’attraper.
Un bêlement plaintif bien distinct se fit entendre à nouveau et ne laissa plus le moindre doute.
« - C’était du côté de la rue d’Anvers ! »
C’était à deux pas de l’endroit où nous nous étions arrêté pour manger, et sans oser jamais l’avouer nous espérions tous les deux la même chose, car nous avions justement l’un de nos plus grands pièges dans les environs.
Nous le rejoignîmes au pas de course, avec le plus de précautions possibles pour que les semelles en cuir de nos chaussures frappent le bitume dans le plus grand silence malgré tout. Mais une fois sur place ces précautions s’avéraient inutiles. Il y avait effectivement une chèvre, mais nous ne risquions en rien de la faire fuir car c’était bien dans le fruit de nos efforts qu’elle avait été immobilisée et qu’elle se débattait.
« - Il faut la sortir d’ici le plus rapidement possible et la ramener à la maison avant qu’elle attire tous les prédateurs du coin en bêlant ! »
Nous avions retrouvé trop de carcasses d’animaux dévorés dans nos filets pour nous faire des illusions. Voila pourquoi nous en faisions le tour tous les jours.
Nous portions sur nous un équipement qui était le plus souvent parfaitement inutile, mais qui parfois, dans une situation imprévue, trouvait en partie son utilité et nous sortait d’un pétrin quelconque. Rapidement nous fîmes une sorte de laisse avec une corde à linge que nous passions au cou de la bête puis, et c’était le moment le plus délicat car si un animal attaquait nous n’aurions aucun moyen de défense, tandis que je tirais l’animal grâce à ce nouveau harnais, Matthieu tentait de le dégager du fil qui lui entravait les pattes. Durant cet instant où nous jouions consciemment avec la prudence, le temps sembla ralentir et nos gestes devenir maladroits, nous réussîmes néanmoins à extraire l’animal de sa prison et nous nous pressâmes pour retourner à l’appartement, sans même avoir fini notre tournée des pièges. L’arme à la main Matthieu suait à grosse goutte sur le chemin du retour, la responsabilité sur ses épaules de me protéger tandis que je dirigeais la chèvre dans la bonne direction.
Nous arrivions à l’appartement sans rencontrer le moindre problème et sourîmes devant notre chance. Rassurés.
La chèvre trouva sa place dans le jardin de l’immeuble voisin, celui qui contenait le four à bois, le notre en étant dépourvu
Nous discutions déjà d’un futur plan pour profiter au maximum de notre nouvelle acquisition. Une chèvre pouvait nous apporter peu de chose à part de la viande. Seule elle n’avait pas vraiment de valeur à nos yeux, mais nous étions sûrs de pouvoir l’utiliser comme appât pour attirer d’autres membres de son espèce. Il nous suffirait de capturer un seul mâle pour nous fournir à la fois en viande, mais aussi en lait à volonté lorsque la nature aurait fait son œuvre.
Nous discutions de tout cela en détails dans l’escalier lorsqu’une bonne nouvelle vient à notre rencontre et nous aurait percuté de plein fouet s’il cela avait pu être possible.
Karine courait dans notre direction, un sourire illuminant tout son visage et répondant parfaitement à celui que nous portions nous même.
« - Je le provoque ! »
Nous n’avions pas besoin de sous-titre pour comprendre à quoi elle faisait allusion, cela faisait plus d’une semaine qu’elle nous disait qu’elle était « à deux doigts d’y arriver », que ce n’était qu’une « question de jours ».
Cette journée semblait bénie par les dieux.
Matthieu entama les félicitations et je me joignis à lui.
- Bon, ce n’est pas à chaque fois non plus, j’y arrive seulement une fois sur dix peut-être…
- Mais c’est un bon début, le reste ne peut que suivre…
- … Mais c’est sûr que ça vient de moi à chaque fois, mes flashs n’ont presque plus rien d’incontrôlés !
- Alors maintenant tu devrais essayer ça. »
Seul le silence répondit à la voix grave de Matthieu alors qu’il tendait son bras en direction de Karine. Cette dernière eu un éclair de peur qui lui traversa le regard.
C’était le test ultime, celui que nous avions toujours repoussé tous les trois lors des entrainements de Karine. Nous toucher lui ou moi. Je prenais moins part qu’eux à ces délires de mission pour le compte du monde, même si j’y croyais aussi, mes deux amis au contraire en discutaient sans cesse à la manière de philosophes érudits. C’était devenu leur religion, soutenir le fait que Matthieu et moi devions faire naître la nouvelle espèce et que Karine était là pour nous aider dans notre nouvelle existence était une croyance enfoncée au plus profond d’eux qui les aidait à tenir. Cela apportait un peu d’ordre, cela supprimait le hasard des choses et donc venait avec l’idée d’une volonté supérieure régissant le monde. C’était tout ce qu’il y avait de plus rassurant.
Les facultés de Karine étaient indéniables, elle lui avait fait aussi le coup de l’appartement voisin, sauf qu’il n’y avait pas de chien mort dans celui là. A ce moment, à l’aide d’un simple contact de ses doigts sur un minuscule morceau de notre chaire, elle pouvait savoir si toute la théorie était vraie ou non et donc prendre le risque de tout remettre à nouveau en question le cas échéant.
C’était un vrai défi.
Soudain Karine ressemblait à une enfant. Elle cligna frénétiquement des yeux pendant deux secondes et pris une profonde inspiration sans pour autant se décider à passer à l’acte. Son sourire s’était envolé.
« - Allons ce n’est pas si dramatique, si nous avons tort nous chercherons d’autre théories, ça aura au moins le mérite de nous occuper. »
L’intonation de Matthieu sembla avoir un effet apaisant sur Karine qui plongea ses yeux dans les siens avec une rare intensité, sans les lâcher elle avança la main dans sa direction et très lentement posa son index et son majeure sur la peau fine du bras qui lui était offert.
L’expression de son visage changea une nouvelle fois, passant de la surprise au ravissement. Cela fonctionnait. Elle maintint le contact à peine une poignée de seconde puis aussi lentement qu’elle l’avait déposé, elle souleva sa main. Elle paraissait soudainement fatiguée et toussa brusquement ce qui rompit le contact visuel entre elle et Matthieu. Lorsque la quinte de toux stoppa la faiblesse n’avait pas quitté ses traits mais un sourire timide se dessinait à la commissure de ses lèvres. Elle évita soigneusement de regarder Matthieu à nouveau, les yeux rivés vers le sol elle nous adressa seulement ces quelques mots :
« Vous êtes des dinosaures. »